Monday, 8 November 2010
LA PARESSE (LIVRE 10 INSTTUTIONS JEAN CASSIEN)
http://www.abbaye-saint-benoit.ch/saints/peres/cassien/cassien03.htm
LIVRE X : DE LA PARESSE
INSTITUTIONS DE CASSIEN
TRADUITES
PAR E. CARTIER
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1872
INSTITUTIONS DE CASSIEN
TRADUITES
PAR E. CARTIER
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1872
LIVRE X : DE LA PARESSE
1. Combien la paresse est à craindre.
Notre sixième combat est contre la paresse, qui est un ennui, un engourdissement du coeur; elle a par conséquent beaucoup de rapport avec la tristesse, et elle attaque surtout les religieux qui vivent dans l'inconstance et l'isolement. C'est l'ennemi le plus dangereux et le plus acharné des solitaires; il les tourmente principalement vers l'heure de sexte, et leur donne alors comme une sorte de fièvre réglée qui allume, dans leur âme malade, les plus violentes ardeurs. Aussi quelques Pères l'ont-ils appelée le démon du midi, dont il est parlé au psaume XC, V. 5.
2. Ravages que la paresse cause dans le coeur des religieux.
Lorsque la paresse s'empare d'un pauvre religieux, elle lui inspire l'horreur de son couvent, le dégoût de
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sa cellule, le mépris de ses frères qu'il trouve négligents et peu spirituels. Elle le rend sans force et sans ardeur pour tout ce qu'il doit faire dans sa cellule; elle ne lui permet pas d'y rester et de s'y appliquer à la lecture. Il se plaint souvent de ne pas faire de progrès, depuis si longtemps qu'il est dans la communauté ; mais il dit en soupirant qu'il ne peut espérer aucun avancement, tant qu'il sera en pareille compagnie. Il gémit de perdre ainsi le fruit de ses peines, de ne pouvoir édifier personne par ses exemples et ses conseils, lui qui pourrait conduire les autres et être utile à tant d'âmes. Il loue les couvents qui sont éloignés du sien , et déclare que c'est là qu'il serait plus facile de faire son salut; il vante la société édifiante et douce des religieux qui s'y trouvent, tandis que rien n'est plus fâcheux que tout ce qui l'entoure. Non-seulement il ne voit aucun sujet d'édification parmi ses frères, mais encore il prétend qu'il lui faut beaucoup travailler pour se procurer la nourriture du corps. Il ne croit pas pouvoir se sauver dans un pareil lieu ; il veut quitter la cellule, car sa perte est certaine, s'il y reste davantage; il doit en conscience aller ailleurs.
Il éprouve tant de fatigue et tant de besoins de manger vers la onzième ou douzième heure, qu'il lui semble avoir fait un long chemin, un travail excessif ou n'avoir rien pris depuis deux ou trois jours. Il regarde de tous les côtés, et il soupire après quelques visites pour se distraire. Il sort de sa cellule et il y rentre sans cesse. Il interroge à chaque instant le
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soleil et s'étonne qu'il soit si lent à se coucher. Son esprit est dans un trouble incroyable et comme rempli d'un épais brouillard ; il est tellement inutile et incapable de bien faire , qu'il ne voit pas d'autre remède pour sortir de cet état que d'aller causer avec quelqu'un, ou de s'abandonner au sommeil.
Sa maladie lui fait multiplier les visites d'honnêteté et de charité, et il aime aller voir les malades qui sont très-éloignés de lui. Il pratique par paresse d'autres bonnes œuvres. Il s'informe des personnes qui peuvent être ses parents, pour avoir des occasions plus fréquentes de les voir. S'il y a une femme pieuse et consacrée au service de Dieu, qui n'a pas de famille, il s'imagine que c'est un acte très-méritoire de la visiter souvent et de lui procurer tout ce qui peut lui manquer dans son abandon. Il se persuade qu'il vaut bien mieux s'occuper de ces œuvres extérieures de charité que de rester inutilement dans sa cellule, sans aucun profit pour son âme.
3. Des différents genres de paresse qui tentent le religieux.
Ce malheureux est tellement fatigué des obsessions continuelles de l'ennemi, qu'il cède à la paresse en s'abandonnant au sommeil ou en quittant sa cellule pour aller faire des visites et combattre l'ennemi qui le tourmente. Mais ce remède augmente le mal au lieu de le guérir. Le démon attaque plus souvent et plus cruellement ceux qui n'osent pas lui résister en face et qui pensent beaucoup plus à la fuite qu'à la
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victoire. Il poursuit sans cesse le paresseux, il le chasse peu à peu de sa cellule, et lui fait oublier le but de sa profession, qui est la contemplation divine et la pureté parfaite qu'on acquiert seulement dans le silence de la solitude et par une méditation persévérante. Et c'est ainsi que ce déserteur de la sainte milice, ce lâche soldat de Jésus-Christ, se livre aux embarras du monde et déplaît à celui auquel il s'était consacré.
4. La paresse obscurcit le regard de la contemplation.
Le saint roi David a bien exprimé en peu de mots les tristes effets de cette maladie : « Mon âme, dit-il, s'est endormie d'ennui » (Ps. CXVIII, 28), c'est-à-dire de paresse. Ce n'est pas son corps, c'est son âme; car l'âme, blessée par cette passion, perd l'usage des sens spirituels et ne peut plus contempler les choses divines.
5. Des ruses de la paresse.
Un véritable athlète du Christ qui veut bien combattre dans l'arène de la perfection, doit se hâter de détruire cette maladie au fond de son âme, et combattre avec tant d'ardeur l'esprit de paresse, qu'il ne se laisse jamais vaincre par le sommeil ou entraîner hors de son monastère, en colorant son départ de quelques pieux prétextes.
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6. Effets mortels de la paresse.
Dès que ce vice s'est emparé d'un religieux, on le voit rester oisif dans sa cellule, sans y faire le moindre progrès spirituel; ou bien, il en sort sans motif et sans but, errant de cellule en cellule dans tout le monastère. Il est incapable de remplir ses devoirs, et sa seule préoccupation est le premier repas qu'il doit prendre. L'esprit du paresseux ne veille que pour penser à ce qu'il va manger, à moins qu'il ne rencontre quelque homme, quelque femme, aussi portés que lui à perdre le temps, et qu'il se mêle de leurs affaires. Il s'embarrasse si bien dans ces relations dangereuses, qu'il y est enlacé comme par des serpents, et qu'il lui devient impossible de s'élever désormais à la perfection du saint état qu'il avait embrassé.
7. Enseignements de saint Paul contre la paresse.
Saint Paul, ce grand médecin des âmes, connaissait dès l'origine cette contagion de la paresse qui pouvait les atteindre, et l'Esprit-Saint lui révéla sans doute qu'elle ferait des ravages parmi les religieux. Aussi se hâte-t-il de la combattre par les conseils les plus salutaires. En écrivant aux Thessaloniciens, il commence, comme un habile médecin, à traiter doucement ses malades et à les encourager par de bonnes paroles. Il les loue d'abord de leur charité, afin de calmer ainsi l'inflammation du mal et de pouvoir leur appliquer
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des remèdes plus énergiques, lorsque l'irritation de l'amour-propre ne sera plus à craindre. Quant à la charité fraternelle, leur dit-il, il n'est pas nécessaire de vous en parler, puisque Dieu vous a appris lui-même à vous aimer les uns les autres; et vous le faites aussi à l'égard de tous les frères qui sont dans la Macédoine. » (I Thess., IV, 9.) Après ce premier appareil de louanges, il les prépare à écouter avec patience les avis salutaires qu'il va leur donner : « Je vous exhorte, mes frères, à faire des progrès dans cet amour. » Il ajoute quelques douces paroles, dans la crainte qu'ils ne soient pas encore disposés à une guérison parfaite. Que leur demandez-vous, grand Apôtre, si ce n'est d'abonder de plus en plus dans la charité dont vous venez de dire : « Pour la charité fraternelle, il n'est pas nécessaire de vous en écrire. » Pourquoi donc ajouter : « Nous vous prions d'y abonder de plus en plus,» surtout lorsque vous venez de dire qu'il n'est pas besoin d'en parler et que vous en expliquez même la raison, en disant : « Dieu vous a enseigné lui-même à vous aimer les uns les autres. » Et vous allez plus loin, puisque vous dites que non-seulement Dieu les a enseignés, mais encore qu'ils pratiquent ses enseignements: « Car vous le faites, non-seulement pour un ou deux , mais pour tous vos frères; non-seulement pour vos concitoyens et pour ceux que vous connaissez, mais aussi pour la Macédoine tout entière. » Pourquoi tant de préparations, pourquoi leur dire encore : « Nous vous prions, mes frères, d'abonder de plus en plus dans la charité? »
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L'Apôtre arrive enfin aux avis qu'il voulait leur donner : « Appliquez-vous, leur dit-il, à vivre en repos; c'est la première chose. » La seconde : « Faites ce que vous avez à faire. » La troisième : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons recommandé. » La quatrième : « Soyez honnêtes à l'égard de ceux qui sont hors de l'Église. La cinquième : « N'ayez rien à désirer de personne. » (I Thess., IV, 11.)
Voilà où voulait arriver saint Paul, en disant tout ce qui précède : « Appliquez-vous à vivre en repos, » c'est-à-dire à rester dans vos cellules, pour que les agitations qui naissent des désirs et de l'entretien des oisifs, ne vous tourmentent pas et ne vous fassent pas tourmenter les autres. « Appliquez-vous à faire ce que vous avez à faire, et non pas à rechercher par curiosité ce qui se passe et ce qui se dit dans le monde, pour nuire ensuite à la réputation de vos frères, au lieu de songer à vous corriger de vos défauts et à acquérir des vertus. « Appliquez-vous à travailler de vos mains comme nous vous l'avons ordonné. » C'est pour leur faire éviter ce qu'il leur avait défendu, c'est pour les empêcher de s'inquiéter, de s'occuper des affaires des autres, de se répandre au dehors et de désirer le bien d'autrui, qu'il leur dit de travailler de leurs mains; et il montre ainsi que l'oisiveté est la cause évidente des désordres qu'il vient de condamner. Car on ne peut être inquiet et occupé des affaires des autres, qu'en ne s'appliquant pas au travail des mains.
Il indique ensuite la maladie qui naît de la paresse : ne pas se conduire selon l'honnêteté. « Afin, dit-il,
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que vous viviez honnêtement avec ceux qui sont hors l'Église. » Un religieux ne peut vivre honnêtement avec les hommes du monde, s'il n'aime pas la paix de la cellule et le travail des mains; car il perd nécessairement de sa dignité, s'il est obligé de demander au dehors ce qu'il lui faut pour vivre; il deviendra flatteur, il recherchera les nouvelles et les occasions de les redire, pour être reçu partout et connaître les secrets des familles.
L'Apôtre ajoute : « Et afin que vous ne désiriez rien de personne. » On ne peut, en effet, s'empêcher de désirer les biens et les présents des autres, quand on ne se plaît pas à gagner son pain de chaque jour dans le silence et le travail. Vous voyez combien de désordres graves et honteux entraîne la paresse.
L'Apôtre, dans sa première Épître, avait parlé aux chrétiens de Thessalonique avec ménagement ; mais comme ils n'ont pas profité de ces doux remèdes, il leur en impose de plus énergiques dans la seconde. Son langage devient sévère; il ne leur dit plus : Nous vous prions, mes frères; mais : « Nous vous ordonnons, au nom de Jésus-Christ, Notre-Seigneur, de vous éloigner de tout frère qui se conduit d'une manière déréglée. » (II Thess., III, 6.) Il avait prié d'abord, il commande maintenant. Ce n'est plus l'affection d'un père, c'est la sévérité, la menace d'un maître : « Nous vous ordonnons, mes frères. » Vous n'avez pas voulu écouter nos prières, obéissez du moins à nos ordres. Ce commandement n'est pas simple, il s'impose au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ même, de peur
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que s'il venait de l'homme seulement, on ne lui obéît pas encore. Et aussitôt, comme un habile médecin, il applique le fer spirituel, il retranche les membres corrompus qu'il n'a pu guérir avec de doux remèdes. a Séparez-vous, leur dit-il, de tout frère qui se conduit d'une manière déréglée et qui ne vit pas selon les traditions que vous avez reçues de nous. » Il ordonne ainsi de se séparer de ceux qui ne veulent pas travailler, de les retrancher comme des membres corrompus par l'oisiveté, dans la crainte que la contagion de la paresse ne se répande comme un venin dans les parties saines des autres membres.
Remarquez combien l'Apôtre couvre de confusion ceux auxquels il va reprocher, de ne pas vouloir travailler de leurs mains, et manger en silence le pain de chaque jour. Il ordonne de s'en séparer; il les appelle des déréglés qui ne vivent pas selon la tradition; il les traite de rebelles qui ne suivent pas leurs règles et ne savent pas discerner le temps convenable pour sortir, faire des visites et parler. Ceux qui n'obéissent pas sont nécessairement dans tous ces désordres. « Ils ne vivent pas selon la tradition qu'ils avaient reçue de nous. » Ce sont par conséquent des révoltés qui méprisent non-seulement les enseignements, mais encore les exemples de l'Apôtre. « Car vous savez vous-même, ajoute-t-il, comment il faut nous imiter. » Il met ainsi le comble à ces reproches , en leur disant qu'ils n'observaient pas ce qu'ils devaient bien se rappeler, puisqu'il le leur avait appris encore plus par ses actions que par ses paroles.
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8. Du trouble que cause la paresse.
L'Apôtre ajoute : « Nous n'avons pas été une cause de trouble parmi vous. » Il veut prouver que, par son assiduité au travail, il n'a pas été parmi eux comme ceux qui ne veulent rien faire et qui tombent dans les désordres qu'entraîne toujours l'oisiveté. « Nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne. » Chaque mot du Docteur des nations donne de la force à son enseignement. Il a prêché l'Évangile et il n'a mangé gratuitement le pain de personne; il savait cependant que Notre-Seigneur avait dit lui-même que « ceux qui annoncent l'Évangile, peuvent vivre de l'Évangile » (I Cor., IX, 14), « et que tout ouvrier doit gagner sa nourriture. » (S. Matth., X, 10.)
Si l'Apôtre qui annonçait l'Évangile aux nation s et accomplissait une oeuvre si grande et si sublime, ne voulait pas, malgré le droit que lui avait donné le Christ, recevoir pour rien sa nourriture, que devons-nous faire, nous qui ne nous livrons pas à la prédication et qui n'avons à nous occuper que de notre âme? Comment oserions-nous prendre d'une main oisive ce pain que saint Paul, ce vase d'élection, au milieu des fatigues de la prédication, ne voulait pas manger sans l'avoir gagné à la sueur de son front? « Car, dit-il, nous avons travaillé, nous nous sommes fatigués , nuit et jour, pour ne pas vous être à charge. » (II Thess., III, 8.) Il donne encore plus de force à ses paroles, car il ne dit pas simplement : « Nous n'avons mangé gratuitement
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le pain d'aucun de vous. » S'il s'était arrêté là, on pourrait croire qu'il avait vécu par lui-même sans rien faire, avec l'argent qu'il s'était réservé ou avec des aumônes et des présents qu'il aurait reçus d'ailleurs. « Mais, dit-il, nous avons travaillé nuit et jour, avec peine et fatigue. » Nous nous sommes donc soutenu nous-même, et nous ne l'avons pas fait par caprice, pour nous distraire ou nous reposer des fatigues de la prédication, mais par nécessité, pour avoir de quoi vivre; et nous l'avons fait très-péniblement, car nous avons gagné notre pain, en travaillant, non-seulement pendant le jour, mais encore pendant la nuit, qui semble donnée à l'homme pour le repos du corps.
9. Les compagnons de saint Paul travaillaient aussi de leurs mains.
L'Apôtre ne parle pas de lui seulement, l'enseignement qu'il leur donne ne serait pas assez général, assez imposant, s'il ne citait que son exemple; il parle de tous ceux qui annonçaient avec lui l'Évangile, de Sylvain et de Timothée entre autres, qui leur adressaient la même Épître et qui s'occupaient de la même manière. Les mots : « Pour que nous ne vous soyons pas à charge, » devaient les remplir de confusion. Car si l'Apôtre qui prêchait l'Évangile, en y ajoutant le témoignage de tant de vertus et de miracles, n'osait pas manger gratuitement son pain, dans la crainte d'être à charge à quelqu'un, comment ceux qui passent
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leurs journées à ne rien faire peuvent-ils s'imaginer qu'ils ne gênent personne?
10. L'Apôtre a voulu nous donner l'exemple du travail.
« Ce n'est pas, dit l'Apôtre, que nous n'eussions le pouvoir de nous en dispenser; mais nous avons voulu nous donner nous-même pour modèle, afin que vous nous imitassiez. » (II Thess., III, 9.) Il indique ainsi le motif qui le faisait tant travailler. C'est un modèle que nous vous donnons à imiter; vous pourriez oublier les enseignements que nous vous avons si souvent répétés, mais vous vous rappellerez mieux les exemples que nous vous avons donnés, en vivant parmi vous.
Il leur fait un reproche bien grave, lorsqu'il leur dit que c'est uniquement pour leur donner l'exemple qu'il s'est ainsi fatigué, nuit et jour, et qu'ils n'ont pas voulu profiter de la peine qu'il prenait pour les instruire, sans y être cependant obligé. Car, dit-il, nous avons des droits sur vos biens, sur votre fortune, et Notre-Seigneur nous a permis d'en user; mais je n'ai pas voulu en user, dans la crainte que ce que j'aurais fait légitimement, ne fût pour d'autres le prétexte d'une oisiveté coupable. C'est pourquoi j'ai mieux aimé, en prêchant l'Évangile, me nourrir du travail de mes mains, pour vous apprendre le chemin de la perfection que vous désirez suivre, et pour vous donner ainsi l'exemple d'une sainte vie.
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11. L'Apôtre joint des conseils à l'exemple.
Pour ne pas paraître, en travaillant, leur donner un bon exemple, sans leur faire un commandement, l'Apôtre ajoute: « Aussi, quand nous étions avec vous, nous vous avons déclaré que celui qui ne veut pas travailler, n'est pas digne de manger.» (II Thess., III, 10.) Il confond ainsi la paresse de ceux qui savaient bien que le maître travaillait des mains pour les instruire et ne voulaient pas cependant l'imiter; il leur rappelle non-seulement l'exemple qu'il leur a donné, mais les paroles qu'il leur a souvent répétées : « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger. »
12. L'Apôtre a fait un précepte du travail.
Ce n'est plus le conseil d'un maître ou d'un médecin, c'est la sentence d'un juge. L'Apôtre reprend toute sa puissance et siége sur son tribunal pour condamner ceux qui ont méprisé ses avis. Il se sert de l'autorité qu'il a reçue de Dieu, pour avertir avec menace les Corinthiens coupables de se corriger de leurs fautes avant son arrivée. « Je vous prie, leur dit-il, de ne pas me contraindre à employer contre quelques-uns d'entre vous, quand je serai venu, la puissance qui m'a été donnée. » (II Cor., X, 2.) Et il dit encore : « Si je voulais me glorifier du pouvoir que le Seigneur m'a confié pour votre édification et non pour votre ruine, je n'aurais pas à en rougir. » (Ib., 8.)
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Et c'est en vertu de ce pouvoir qu'il a prononcé cet arrêt : « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger. » Il ne les frappe pas avec le glaive de la justice humaine, mais il leur interdit, avec l'autorité du Saint-Esprit, les aliments nécessaires à cette vie, afin que, si la crainte de la mort éternelle est insuffisante pour les corriger et les retirer de l'amour de l'oisiveté, les besoins de la vie et la crainte de la mort temporelle les obligent du moins à suivre ses conseils salutaires.
13. Reproches de saint Paul aux paresseux.
Après avoir fait connaître la doctrine rigoureuse de l'Évangile, l'Apôtre explique ce qui l'oblige à parler de la sorte : « Nous avons appris, dit-il, que quelques-uns parmi vous vivent dans le désordre et sans rien faire, s'occupant seulement de ce qui ne les regarde pas. » (II Thess., 11.) Jamais l'Apôtre ne parle de ceux qui ne veulent pas travailler, comme s'ils n'avaient qu'une seule maladie. Il les appelle, dans sa première Épître, des gens déréglés qui ne suivent pas les enseignements qu'il leur a donnés. Il leur reproche de vivre dans le trouble et de manger leur pain sans l'avoir mérité. Il leur répète ici : « Nous avons appris que quelques-uns parmi vous vivent dans le trouble; » et il leur fait connaître sur-le-champ le mal qui est le principe de ce trouble, c'est qu'ils ne, font rien; et il ajoute un troisième défaut qui sort de
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celui-là, comme un rameau : « Ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. »
14. Le travail est un grand remède de l'âme.
L'Apôtre se hâte d'appliquer un remède convenable à ce Mal qui est la source de tous les vices. Il dépose cette sévérité apostolique dont il vient de se servir. Il reprend la douceur, la tendresse d'un père, la compassion d'un médecin, et il cherche à guérir, par ses conseils salutaires, ses enfants malades, en leur disant : « Nous avertissons ceux qui vivent ainsi, et nous les conjurons, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain , en travaillant paisiblement. » (II Thess., III, 42.) Par ce précepte du travail, cet admirable médecin des âmes guérit toutes les plaies que cause la paresse; et il sait bien que toutes les autres maladies qui naissent de cette tige maudite, disparaîtront dès que leur racine sera détruite.
15. Il faut avoir compassion de ceux qui ne travaillent pas.
Cet habile et prudent médecin ne se contente pas de soigner les plaies de ceux qui sont malades, il cherche encore, par ses bons conseils, à préserver ceux qui jouissent de la santé. « Pour vous, mes frères, leur dit-il, ne vous lassez jamais de faire le bien. » (Ibid., 13.) Vous qui suivez nos voies, vous qui profitez des exemples de travail que nous vous avons donnés, vous qui n'imitez pas la conduite des paresseux,
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ne vous lassez jamais de faire le bien, et ne cessez pas d'être charitables à l'égard même de ceux qui n'observent pas nos commandements. Ainsi, après avoir repris les malades, les faibles, pour qu'ils ne s'abandonnent pas à la paresse, au désordre et aux futilités, il avertit ceux qui sont sains de répandre leurs charités sur les bons et les méchants, comme Dieu l'ordonne, et de ne pas abandonner ceux-là mêmes qui ne voudraient pas se convertir. Il les conjure de leur continuer, non-seulement leurs encouragements et leurs conseils, mais encore les aumônes qu'ils avaient l'habitude de leur faire.
16. Nous devons reprendre nos frères par amour et non par haine.
Mais dans la crainte que cette douceur ne portât quelques chrétiens à mépriser ces préceptes, l'Apôtre y ajoute une sanction sévère : « Si quelqu'un n'obéit pas à ce que nous disons dans cette lettre, faites-le connaître et n'ayez aucun commerce avec lui, afin qu'il soit rempli de confusion. » (Ibid., 14.) Après leur avoir dit ce qu'ils doivent faire, par respect pour lui et dans l'intérêt de tous, et comment ils doivent observer les préceptes qu'il leur donne , il revient aussitôt à la tendresse d'un bon père, et il enseigne à ses enfants avec quelle charité fraternelle ils doivent traiter les coupables : « Ne les regardez pas cependant comme des ennemis, mais reprenez-les comme des frères. » Il mêle ainsi la bonté du père à la
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sévérité du juge, et il tempère par son indulgence la rigueur de son zèle d'apôtre. S'il ordonne de faire connaître celui qui méprise ses préceptes, et s'il veut qu'on se sépare de lui, il recommande cependant qu'on n'agisse pas avec un esprit de haine, mais par charité et avec le désir de convertir son frère : « N'ayez pas de commerce avec lui, dit-il , afin qu'il soit rempli de confusion. » Puisqu'il n'a pas obéi à des avis pleins de douceur, la honte de cette séparation publique le ramènera peut-être dans le chemin de la justice et du salut.
17. Recommandations de saint Paul sur le travail.
Dans son épître aux Éphésiens, saint Paul recommande encore le travail : « Que celui qui dérobait, dit-il, ne dérobe plus, mais plutôt qu'il travaille de ses mains à quelque ouvrage utile, afin qu'il puisse avoir les moyens de secourir le pauvre qui souffre. » (Éph., IV, 28.) Nous voyons aussi, dans les Actes des apôtres, que saint Paul prêchait le travail, non-seulement par ses paroles, mais encore par ses exemples; car, lorsqu'il vint à Corinthe, il ne voulut pas demeurer ailleurs que chez Aquila et Priscille, parce qu'ils exerçaient la même profession que lui. « Après cela, dit saint Luc, Paul sortit d'Athènes et fut à Corinthe. Il y trouva un juif nommé Aquila, qui était du Pont, et Priscille, sa femme. Il se joignit à eux, parce qu'ils étaient de la même profession, et ils travaillaient ensemble à faire des tentes. » (Act., XVIII.)
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18. L'apôtre saint Paul travaillait même pour les autres.
Lorsque saint Paul vint à Milet, il voulut convoquer près de lui, à Éphèse, tous les prêtres de cette église, et leur apprendre comment ils devaient gouverner l'Église de Dieu pendant son absence : « Je n'ai désiré, leur dit-il, l'or et l'argent de personne, et vous savez bien que c'est le travail de mes mains qui m'a procuré ce qui m'était nécessaire, à moi et à ceux qui étaient avec moi. Je vous ai montré qu'il faut, en travaillant de la sorte, soulager les pauvres infirmes , et se rappeler cette parole de Notre-Seigneur Jésus, qui a dit : Il est plus heureux de donner que de recevoir. » (Act., XX, 17.) L'Apôtre nous donne un grand enseignement, lorsqu'il déclare qu'il a travaillé, non-seulement pour suffire à ses propres besoins, mais encore pour être utile aux personnes qui étaient avec lui, et que leurs occupations de chaque jour empêchaient de gagner leur vie en travaillant de leurs mains. Et comme il avait dit aux Thessaloniciens qu'il agissait ainsi pour leur donner l'exemple, il parle de même aux Éphésiens : « Je vous ai montré qu'il faut en travaillant assister les infirmes de corps et d'esprit, afin de pouvoir les secourir plutôt avec ce que nous gagnerons à la sueur de notre front, qu'avec l'argent que nous aurons mis en réserve ou que nous recevrons de la générosité des autres. »
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19. Explication de cette parole : « Il vaut mieux donner que recevoir. »
Il insiste en disant que c'est l'ordre formel de Notre-Seigneur : « Car le Seigneur Jésus a dit qu'il était plus heureux de donner que de recevoir.» (Act., XX, 35.) Oui, la libéralité de celui qui donne vaut mieux que la pauvreté de celui qui reçoit, lorsque cette libéralité est faite, non pas avec l'argent mis en réserve par méfiance ou par avarice, mais avec l'argent gagné par un travail pénible et méritoire. Il est plus heureux de donner que de recevoir, parce que celui qui donne ainsi est aussi pauvre que celui qui reçoit; et cependant, non-seulement il suffit à ses besoins, mais il pourvoit pieusement aux nécessités des autres. Il a un double mérite. En renonçant à tous ses biens, il s'est revêtu de la nudité parfaite du Christ; et, en faisant l'aumône par son travail, il égale, dans la pauvreté, la munificence des riches ; il honore Dieu par son travail et lui offre les fruits de la justice, tandis que celui qui s'abandonne à la paresse est indigne du pain qu'il mange, au dire de saint Paul, d'après cette déclaration de l'Apôtre : « Celui qui ne fait rien ne peut prendre la nourriture sans pécher. »
20. D'un religieux paresseux qui voulait éloigner ceux dont il craignait l'exemple.
Nous connaissons un religieux dont nous dirions le nom, si cela pouvait être utile à ceux qui nous liront.
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Il habitait un monastère où il était obligé de présenter chaque jour à l'économe un certain ouvrage déterminé. Dans la crainte que l'ardeur de quelque religieux ne fît augmenter le travail demandé ou que son exemple ne le couvrît de confusion, dès qu'il en voyait un qui montrait plus de zèle que les autres , il cherchait par ses insinuations à changer ses idées et à lui persuader même de quitter le monastère; et, pour y parvenir plus facilement, il prétendait que , depuis longtemps, il souffrait de bien des choses, et qu'il serait déjà parti, s'il avait trouvé un compagnon ou les moyens pour le faire. Lorsqu'il avait obtenu son consentement, en disant ainsi beaucoup de mal de son monastère, il fixait l'heure de son départ et le lieu où ils devaient se rencontrer; mais, au lieu de l'aller rejoindre, il restait dans sa cellule, tandis que celui qu'il avait décidé à partir n'osait plus retourner parmi ses frères qu'il avait abandonnés. Ce seul exemple suffira pour mettre en garde, contre ces personnes, ceux qui entrent dans les monastères, et pour leur faire comprendre combien de mal l'oisiveté fait naître dans l'esprit des religieux, et, comme le dit l'Écriture, combien les entretiens coupables corrompent les bonnes moeurs. (I. Cor., XV, 33.)
21. Sentences de Salomon contre la paresse.
Salomon, le plus sage des hommes, montre avec évidence, dans beaucoup de passages, les tristes suites
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de l'oisiveté : « Celui qui pratique l'oisiveté, dit-il, sera rempli de pauvreté » (Prov., XXVIII, 19) : d'une pauvreté visible et aussi d'une pauvreté invisible , parce que l'oisif tombe nécessairement dans beaucoup de vices, et reste toujours privé de la contemplation de Dieu et de ces richesses spirituelles dont l'Apôtre a dit : « Vous êtes devenus riches, par le Christ, en toutes choses , de tous les dons de la parole et de la science. » (I Cor., I, 5.) Il est écrit ailleurs, de cette pauvreté du paresseux : « Celui qui sommeille toujours sera couvert d'un vêtement déchiré et de haillons. » (Prov., XXIII, 21.) Il ne méritera certainement pas d'être revêtu de ce vêtement incorruptible que nous recommande saint Paul : « Revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (Rom., XIII, 14) ; et encore : « Prenez pour cuirasse la justice et la charité. » (I Thess., V, 8.) Dieu parle de ce vêtement, lorsqu'il dit à Jérusalem par son prophète : « Levez-vous , levez-vous, Jérusalem, et revêtez-vous des vêtements de votre gloire. » (Isaïe, LII, 2.)
Celui qui s'abandonne à la paresse préfère, aux vêtements que lui donnerait le travail, les haillons de l'oisiveté. Il cherche à tirer des saintes Écritures, non un beau vêtement qui lui ferait honneur, mais des lambeaux pour cacher la honte de sa lâcheté. Ces paresseux, qui ne veulent pas se nourrir du travail de leurs mains, comme saint Paul l'a fait et nous a recommandé de le faire, se servent de quelques passages de l'Écriture pour excuser leur conduite; ils disent qu'il est écrit : « Ne travaillez pas pour la
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nourriture qui passe, mais pour celle qui reste dans la vie éternelle. » (S. Jean, VI, 27.) « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. » (S. Jean, IV, 34.) Ces textes sont comme des lambeaux d'étoffes qu'ils arrachent à l'ensemble de la doctrine évangélique , plutôt pour cacher la honte de leur oisiveté, que pour s'orner de ce vêtement précieux et parfait des vertus que la femme sage des Proverbes prépare pour elle et son mari, afin qu'on puisse dire d'elle : « Elle est revêtue de force et de beauté, et elle est heureuse dans ses derniers jours. » (Prov., XXXI, 25.)
Salomon dit encore de la paresse : « Les chemins de ceux qui ne font rien sont couverts d'épines » (Prov., XV, 19), c'est-à-dire des vices qui naissent de la paresse. Et encore : « Le paresseux est plein de désirs. » (Prov., XXI, 26.) C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Ne désirez rien de personne. » (I Thess., IV, 12.)
Enfin le Sage dit : « L'oisiveté nous fait connaître bien des maux. (Eccli., XXIII , 28.) L'Apôtre les explique dans les textes que nous avons déjà cités : « Ils ne font rien, mais ils s'occupent de ce qui ne les regarde pas. » (II Thess., 11.) C'est aussi à ce sujet qu'il dit : « Travaillez à être en repos , à vous occuper de vos affaires, afin de vous conduire honorablement à l'égard des étrangers, et de ne désirer rien de personne. » (I Thess., IV, 11, 12.) Il appelle les paresseux des hommes déréglés et rebelles dont il faut se séparer avec soin. « Nous vous ordonnons, dit-il, de vous éloigner de ces frères qui
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suivent une voie mauvaise et contraire à la tradition qu'ils ont reçue de nous. (II Thess., III, 6.)
22. Du travail des solitaires de l'Égypte, et des charités qu'ils faisaient par ce moyen.
Fidèles à ces enseignements, les solitaires d'Égypte ne souffrent pas que leurs religieux, et surtout les jeunes, restent jamais oisifs. Ils mesurent à leur application au travail les dispositions de leurs coeurs et leurs progrès dans la patience et l'humilité. Non-seulement ils ne leur permettent pas de recevoir de quelqu'un ce qui est nécessaire à leur nourriture, mais ils veulent encore soulager, par leurs travaux, les étrangers et les voyageurs; ils envoient jusque dans les régions de la Libye, désolées par la stérilité et la famine, et aux prisonniers qui languissent dans les villes, des vivres et des aumônes abondantes, offrant ainsi à Dieu , du travail de leurs mains, un sacrifice juste et véritable.
23. Du relâchement que la paresse cause dans les monastères.
Dans nos contrées, nous ne voyons pas de monastères si célèbres et si nombreux. Ils ne travaillent pas avec assez d'ardeur pour pouvoir se suffire et demeurer ensemble; et lors même qu'ils recevraient de la générosité des autres ce qui serait nécessaire à leur nourriture, le plaisir de l'oisiveté, comme l'instabilité de leur coeur, ne leur permettrait pas
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longtemps de rester dans le même lieu. Il y a une vérité reconnue par les anciens solitaires de l'Égypte : Le religieux qui travaille n'a qu'un démon pour le tenter ; mais celui qui ne travaille pas en a une infinité pour le perdre.
24. Pourquoi l'abbé Paul brûlait les corbeilles qu'il ne pouvait vendre.
L'abbé Paul, le modèle des solitaires, vivait dans. un vaste désert appelé Porphyrion. Son petit jardin et les fruits des palmiers suffisaient à tous ses besoins, et il ne pouvait tirer aucune utilité de son travail , parce qu'il était séparé des villes et de toute habitation par plus de sept journées. Le transport de ses ouvrages eût plus coûté qu'il ne devait espérer les vendre. Il recueillait cependant des feuilles de palmier, s'imposait une tâche pour chaque jour, comme s'il devait en vivre, et lorsqu'à la fin de l'année, sa grotte était remplie de corbeilles, qu'il avait faites avec un soin extrême, il y mettait le feu et les détruisait. Il nous enseignait ainsi que , sans le travail des mains, un religieux ne peut persévérer, et qu'il lui est si difficile d'atteindre sans cela la perfection, qu'il faut le faire, quand même on n'y est pas forcé par la nécessité, afin de purifier son coeur, d'affermir son intelligence, de garder sa cellule et de remporter la victoire sur la paresse.
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25. Remède de l'abbé Moïse contre la paresse.
Dans les premiers temps de ma vie, au désert, je dis à l'abbé Moïse, l'un des plus saints solitaires, que, la veille, j'avais éprouvé un grand accès de paresse, et que je n'avais pu m'en délivrer qu'en allant promptement trouver l'abbé Paul : « Ne croyez pas, me dit–il, vous être délivré de la paresse; vous vous y êtes, au contraire, livré davantage. L'ennemi vous attaquera maintenant avec plus d'insolence, comme un déserteur qui a fui pour éviter le combat, à moins qu'à la première rencontre, vous aimiez mieux repousser ses fureurs, non plus en désertant votre cellule, ou en vous abandonnant au sommeil, mais en combattant avec énergie et courage. L'expérience prouve que la paresse est un ennemi dont on triomphe, non par la fuite, mais par la résistance.
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