INSTITUTIONS DE CASSIEN
TRADUITES
PAR E. CARTIER
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1872
INSTITUTIONS DE CASSIEN
AVANT-PROPOS
LETTRE DU BIENHEUREUX CASTOR, ÉVÊQUE D'APT A CASSIEN, ABBÉ DE MARSEILLE
PRÉFACE DE CASSIEN A L'ÉVÊQUE CASTOR
INSTITUTIONS DE CASSIEN
LIVRE I : DU VÊTEMENT DES RELIGIEUX
1. Dessein de l'auteur.
2. De la ceinture.
3. De la simplicité du vêtement. — Du cilice.
4. Du capuchon des religieux et de sa signification.
5. De la tunique.
6. Le vêtement ne doit pas gêner le travail.
7. Du petit manteau.
8. Du vêtement de peau.
9. Du bâton.
10. De la chaussure.
LIVRE II : DE L'OFFICE DE NUIT
1. Objet du second livre.
2. Du nombre des psaumes de l'office selon les provinces.
3. De la règle observée en Égypte.
4. De l'office de la nuit.
5. Le nombre des psaumes fixé par un anse.
6. Des psaumes et des leçons.
7. De la manière de prier.
8. Du Gloria Patri à la fin de chaque psaume.
9. De la tenue pendant la prière.
10. Avec quel soin il faut éviter le bruit.
11. De l'attention à la prière.
12. Pourquoi les religieux sont assis pendant les psaumes.
13. Pourquoi les religieux ne dorment pas après l'office.
14. Utilité du travail des mains pendant la méditation.
15. Du silence et de l'application au travail.
16. De la séparation de ceux qui sont en pénitence.
17. Avec, qu’elle exactitude il faut réveiller les religieux pour la prière.
18. Les religieux ne s'agenouillent pas le dimanche et pendant le temps pascal.
LIVRE III : DE L'OFFICE ET DES PSAUMES DU JOUR
1. Objet de ce livre.
2. De l'usage des solitaires de l'Égypte pour les différentes heures du jour.
3. Des psaumes et des prières qu'on récite aux heures de tierce, de sexte et de none.
4. De l'établissement de l'office de prime.
5. Il faut éviter le sommeil après les heures du matin.
6. Le nombre des psaumes n'a pas été changé par l'établissement de l'heure de prime.
7. Règle pour ceux qui arrivent après l'office commencé.
8. Des veilles du samedi.
9. De la raison des veilles du samedi, et pourquoi on ne jeûne pas ce jour-là en Orient.
10. Pourquoi on jeûne à Rome le samedi.
11. En quoi l'office du dimanche diffère de celui des autres jours.
12. Le samedi et le dimanche on ne récite pas de psaumes au repas du soir.
LIVRE IV : DU RÈGLEMENT DES MONASTÈRES
1. Objet de ce livre.
2 De la persévérance dans la vie religieuse.
3. Des épreuves de ceux qui se présentent pour être admis dans les monastères.
4. Les monastères ne veulent pas profiter des biens de ceux qui se présentent.
5. Pourquoi les religieux quittent leurs vêtements du monde et en reçoivent d'autres.
6. Pourquoi l'économe garde les vêtements du monde que les religieux quittent.
7. Ceux qui se présentent, avant d'être admis parmi les religieux, sont confiés aux soins de l'hôtellier.
8. Des exercices auxquels on soumet les novices.
9. Les novices ne doivent rien cacher à leur supérieur.
10. De l'obéissance des novices en toute chose.
11. Austérité des religieux dans leur nourriture.
12. On doit tout quitter au premier avertissement.
13. Combien on est coupable de s'approprier la moindre chose.
14. Quel que soit le profit du travail, il ne doit servir qu'à se procurer le nécessaire.
15. Du relâchement de l'esprit de pauvreté.
16. Des pénitences publiques pour certaines fautes.
17. De la lecture pendant les repas.
18. Défense de manger et de boire hors les repas de la communauté.
19. Les religieux servent tour à tour leurs frères au réfectoire.
20. De trois grains de lentilles trouvés par l'économe.
21. Du zèle de quelques religieux à servir leurs frères.
22. Usage particulier des solitaires de l'Égypte pour le service des frères.
23. De l'abbé Jean, et de la déférence qu'avait pour lui l'empereur Théodose.
24. Admirable obéissance de l'abbé Jean. — Il arrose pendant un an un bâton desséché.
26. Il jette une fiole d'huile par la fenêtre.
26. Ses efforts pour rouler un rocher.
27. Patience et obéissance d'un autre solitaire.
28. Révélation sur les mérites de ce solitaire.
29. Obéissance et humilité d'un autre religieux.
30. Comment l'humilité de l'abbé Pynuphe lui fait quitter son monastère.
31. L'abbé Pynuphe est ramené à son monastère.
32. Conseils de l'abbé Pynuphe à un religieux en le recevant dans son monastère.
33. De la récompense et du châtiment qui attendent les religieux.
34. La vie religieuse est un sacrifice et une ressemblance avec Jésus-Christ crucifié.
35. Notre croix est la crainte du Seigneur.
36. Le renoncement est inutile, si nous nous mêlons encore des affaires du monde.
37. Le démon nous tend des piéges jusqu'à la mort; il faut les découvrir de loin.
38. Comment il faut prévoir les tentations et se borner à imiter quelques saints religieux.
39. De la méthode à suivre pour parvenir à la perfection.
40. Le religieux doit rechercher les exemples de perfection dans un très-petit nombre.
41. Recommandations à ceux qui vivent en communauté.
42. Un religieux ne doit pas, pour être patient, compter sur la vertu des autres, mais sur sa propre douceur.
43. Résumé des moyens d'arriver à la perfection.
LIVRE V : DE L'INTEMPÉRANCE
1. Des combats du religieux contre les huit vices principaux.
2. Les causes des vices sont en nous, et nous avons besoin du secours de Dieu pour les connaître.
3. Comment il faut commencer la lutte contre l'intempérance.
4. Excellent avis de saint Antoine sur les vertus spéciales que nous devons étudier en chacun.
5. Tous ne peuvent pas suivre la même règle pour le jeûne.
6. Le vin n'est pas la seule cause de l'ivresse.
7. La faiblesse de la santé ne doit pas empêcher la pureté du coeur.
8. Règles qu'il faut garder pour la nourriture.
9. De la mesure dans l'abstinence et des suites du jeûne.
10. L'abstinence ne suffit pas pour conserver la pureté de l'esprit et du corps.
11. La concupiscence de la chair ne peut être éteinte que par la destruction de tous les vices.
12. Dans les combats il faut imiter les athlètes du monde.
13. Si nous ne triomphons pas de la gourmandise, nous ne pourrons entreprendre les autres combats de l'homme intérieur.
14. Moyens de vaincre la gourmandise.
15. Le religieux doit toujours s'appliquer à conserver la pureté du coeur.
16. Il faut, comme aux jeux d'Olympie, vaincre sa chair pour obtenir une gloire supérieure.
17. Le commencement du combat spirituel est de réprimer la gourmandise.
18. Des différents combats de l'apôtre saint Paul pour obtenir la couronne.
19. L'athlète du Christ doit combattre pendant toute sa vie.
20. Le religieux doit, avant tout, observer exactement l'heure des repas.
21. De la paix intérieure et de l'abstinence spirituelle.
22. L'abstinence corporelle doit être un moyen d'arriver à l'abstinence spirituelle.
23. Quelle doit être la nourriture du religieux.
24. Les solitaires d'Égypte rompent le jeûne pour ceux qui arrivent.
25. De la tempérance d'un solitaire qui se mit six fois à table sans satisfaire sa faim.
26. D'un autre solitaire qui ne mangeait jamais seul.
27. Ce que firent deux solitaires pendant quarante ans.
28. Grand enseignement de l'abbé Jean au moment de sa mort.
29. D'un solitaire qui ne dormait jamais pendant les entretiens spirituels, et qui dormait dès qu'on parlait de choses frivoles.
30. Avis pour ne juger personne.
31. Reproches aux religieux qui sommeillent quand on parle de Dieu, et qui s'éveillent en entendant des fables.
32. Lettres brûlées avant de les lire pour conserver la paix de l'âme.
33. Solution d'une question difficile obtenue par la prière.
34. Du meilleur moyen d'acquérir la science des Écritures.
35. De la manière de bien employer la nuit.
36. Description d'un désert où vivaient quelques anachorètes.
37. Bonté d'un saint solitaire qui cédait toujours sa cellule.
38. Le même solitaire acquitte, par le travail de ses mains, les dettes de sa mère.
39. Charité ingénieuse d'un religieux pour occuper un de ses frères.
40. De deux jeunes solitaires qui se laissent mourir de faim, dans le désert, sans toucher à des figues qu'ils portaient à un malade.
41. Belle sentence de l'abbé Macaire. Un religieux doit observer l'abstinence comme s'il devait vivre cent ans, et comme s'il devait mourir tous les jours.
LIVRE VI : DE L'IMPURETÉ
1. Du second ennemi à combattre.
2. Du principal remède contre l'impureté.
3. Combien l'éloignement du monde aide à vaincre l'impureté.
4. De la différence qui existe entre la chasteté et la continence.
5. Les efforts de l'homme ne suffisent pas pour vaincre l'impureté.
6. Une grâce spéciale de Dieu est nécessaire pour conserver la chasteté.
7. Exemple de l'athlète proposé par l'Apôtre.
8. Des moyens que les athlètes prenaient pour se préparer au combat.
9. Combien nous devons toujours garder notre coeur pur aux yeux de Dieu.
10. A quel signe on connaît la pureté parfaite.
11. D'où viennent nos impuretés involontaires.
12. La chair ne peut être pure, si le coeur ne l'est pas.
13. Il faut combattre les pensées charnelles dès leur origine.
14. But de l'auteur en parlant de la chasteté.
15. L'Apôtre considère la chasteté comme la sainteté.
16. Autre témoignage de saint Paul sur le même sujet.
17. L'espoir de la récompense doit nous faire veiller avec plus de soin sur la chasteté.
18. La chasteté doit s'appuyer sur l'humilité, et la science sur la chasteté.
19. Sentence de saint Basile sur la chasteté.
20. Comment on reconnaît qu'on est vraiment chaste de coeur.
21. Comment on peut conserver une chasteté parfaite.
22. Jusqu'où doit aller la pureté du corps.
23. Moyens d'acquérir la pureté du coeur et du corps.
LIVRE VII : DE L'AVARICE
1. Causes de l'avarice.
2. Combien l'avarice est une maladie dangereuse.
3. Utilité des penchants naturels.
4. Il ne faut pas accuser Dieu des vices qui sont en nous.
5. Il y a des vices qui sont étrangers à notre nature.
6. Qu'il est difficile de chasser l'avarice une fois qu'on s'en laisse posséder.
7. Comment s'engendre l'avarice, et quels maux elle produit.
8. A quelles vertus s'oppose l'avarice.
9. Le religieux qui possède de l'argent ne peut rester dans un monastère.
10. Comment l'avare devient l'esclave du travail.
11. L'avarice fait rechercher la société des femmes.
12. Réponse insolente d'un religieux avare.
13. Les anciens doivent faire connaître aux jeunes religieux le danger des vices.
14. Il y a trois sortes d'avarice.
15. Le renoncement imparfait est un renoncement inutile.
16. Comment ceux qui ne veulent pas se dépouiller de leurs biens colorent leur avarice.
17. Du renoncement des Apôtres et des premiers chrétiens.
18. Nous ne devons pas suivre le relâchement de notre époque, mais les exemples des Apôtres.
19. Belle sentence de saint Basile.
20. Combien il est honteux de se laisser vaincre par l'avarice.
21. Comment il faut résister à l'avarice.
22. On peut être avare sans rien posséder.
23. Exemple de Judas.
24. L'avarice ne peut être vaincue que par un entier dépouillement.
25. De la mort d'Ananie, de Saphire et de Judas, causée par l'avarice.
26. L'avarice est une lèpre pour l'âme.
27. La sainte Écriture prouve que le religieux ne doit plus rien désirer.
28. On ne triomphe de l'avarice qu'en se dépouillant de tout.
29. En quoi consiste le dépouillement religieux.
30. Remèdes contre l'avarice.
31. Un religieux ne peut vaincre l'avarice qu'en restant dans son monastère, et en pratiquant la patience.
LIVRE VIII : DE LA COLÈRE
1. Des effets de la colère.
2. L'Écriture sainte ne justifie pas la colère.
3. Pourquoi Dieu parle comme les hommes.
4. Explication de certaines expressions de la sainte Écriture.
5. Un religieux doit toujours être calme.
6. Danger de la colère, que sa cause soit juste ou injuste.
7. En quoi peut être utile la colère. Exemple de David.
8. C'est contre nous que nous pouvons nous mettre en colère.
9. Explication de cette parole: « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. »
10. De la colère qui ne finit pas avant le coucher du soleil.
11. Ceux qui dissimulent leur colère pèchent comme ceux qui la montrent.
12. Il ne faut jamais conserver sa colère.
13. De la réconciliation avec nos frères.
14. L'ancienne loi même défendait la colère.
15. De ceux qui rejettent sur les autres la cause de leur impatience.
16. La paix de notre coeur ne doit pas dépendre de la volonté des autres, mais de notre vertu.
17. Comment nous devons désirer la solitude.
18. Souvent l'impatience et la colère ne viennent pas des autres.
19. L'Évangile recommande d'arracher la colère de notre coeur.
20. Y a-t-il des raisons légitimes de s'irriter contre son frère.
21. Remèdes pour déraciner la colère.
LIVRE IX : DE LA TRISTESSE
1. Danger de la tristesse.
2. Avec quel soin nous devons combattre cette maladie.
3. La tristesse est un ver qui ronge l'âme.
4. Quelles sont les causes de la tristesse.
5. D'où nous viennent nos chagrins et nos vices.
6. De la disposition aux chutes.
7. La perfection s'acquiert par la patience et non par l'éloignement de nos frères.
8. C'est en nous corrigeant que nous pourrons vivre bien avec tout le monde.
9. De la tristesse qui jette dans le désespoir.
10. En quoi la tristesse peut nous être utile.
11. Comment on distingue la bonne tristesse de la mauvaise.
12. Nous devons chasser la tristesse qui peut nous nuire.
13. Remèdes pour détruire la tristesse dans nos coeurs.
LIVRE X : DE LA PARESSE
1. Combien la paresse est à craindre.
2. Ravages que la paresse cause dans le coeur des religieux.
3. Des différents genres de paresse qui tentent le religieux.
4. La paresse obscurcit le regard de la contemplation.
5. Des ruses de la paresse.
6. Effets mortels de la paresse.
7. Enseignements de saint Paul contre la paresse.
8. Du trouble que cause la paresse.
9. Les compagnons de saint Paul travaillaient aussi de leurs mains.
10. L'Apôtre a voulu nous donner l'exemple du travail.
11. L'Apôtre joint des conseils à l'exemple.
12. L'Apôtre a fait un précepte du travail.
13. Reproches de saint Paul aux paresseux.
14. Le travail est un grand remède de l'âme.
15. Il faut avoir compassion de ceux qui ne travaillent pas.
16. Nous devons reprendre nos frères par amour et non par haine.
17. Recommandations de saint Paul sur le travail.
18. L'apôtre saint Paul travaillait même pour les autres.
19. Explication de cette parole : « Il vaut mieux donner que recevoir. »
20. D'un religieux paresseux qui voulait éloigner ceux dont il craignait l'exemple.
21. Sentences de Salomon contre la paresse.
22. Du travail des solitaires de l'Égypte, et des charités qu'ils faisaient par ce moyen.
23. Du relâchement que la paresse cause dans les monastères.
24. Pourquoi l'abbé Paul brûlait les corbeilles qu'il ne pouvait vendre.
25. Remède de l'abbé Moïse contre la paresse.
LIVRE XI : DE LA VAINE GLOIRE
1. Combien la vaine gloire est difficile à découvrir.
2. Comment la vaine gloire s'attaque à l'âme.
3. Des différentes formes de la vaine gloire.
4. Il faut combattre la vaine gloire à droite et à gauche.
5. Comparaison de la vaine gloire à l'oignon.
6. La solitude ne préserve pas de la vaine gloire.
7. La vaine gloire vaincue nous attaque avec plus de fureur.
8. Ni le désert ni l'âge n'apaisent la vaine gloire.
9. La vaine gloire est plus à craindre lorsqu'elle se cache sous des vertus.
10. Exemple d'Ézéchias.
11. Chute du roi Ozias.
12. Enseignements de la sainte Écriture contre la vaine gloire.
13. Comment la vaine gloire attaque le religieux.
14. Du désir d'entrer dans les ordres sacrés.
15. La vaine gloire enivre l'esprit.
16. Avec quel soin il faut connaître les causes des vices pour en triompher.
17. Pour combattre la vaine gloire il faut éviter les femmes et les évêques.
18. Remèdes contre la vaine gloire.
LIVRE XII : DE L'ORGUEIL
1. L'orgueil est le plus redoutable de tous les vices.
2. Il y a deux sortes d'orgueil.
3. L'orgueil détruit toutes les vertus.
4. L'orgueil a fait d'un archange un démon.
5. L'orgueil est la source de tous les vices.
6. Combien l'orgueil est à craindre pour les bienfaits.
7. L'orgueil s'attaque à Dieu même.
8. Comment Notre-Seigneur a vaincu par son humilité l'orgueil du démon.
9. Comment nous devons vaincre aussi l'orgueil.
10. Personne ne peut acquérir par lui-même la perfection et la béatitude.
11. Exemples de David et du bon larron.
12. Aucune peine ne peut être comparée à la gloire promise.
13. Enseignements des anciens Pères sur la vraie pureté de l'âme.
14. Le secours de Dieu est accordé à nos efforts.
15. Quels doivent être nos maîtres dans la voie parfaite.
16. Nous ne pouvons rien sans la miséricorde et la grâce de Dieu.
17. Preuves évidentes de la nécessité du secours de Dieu pour faire notre salut.
18. L'assistance divine nous est accordée à tous les instants.
19. De la foi et de l'humilité des anciens Pères.
20. Comment un solitaire fut puni d'un blasphème.
21. Exemple de Joas. Châtiment de son orgueil.
22. L'âme orgueilleuse est livrée à toutes sortes de souillures.
23. On ne peut acquérir la perfection sans l'humilité.
24. De l'orgueil spirituel et de l'orgueil charnel.
25. En quoi consiste l'orgueil charnel.
26. Ceux qui manquent de foi et d'humilité se perdront tous les jours davantage.
27. Des vices que fait naître l'orgueil.
28. Orgueilleuse réponse d'un solitaire.
29. Des marques extérieures de l'orgueil dans l'âme.
30. L'orgueil fait désirer aux plus relâchés de diriger les autres.
31. Comment nous pouvons vaincre l'orgueil et parvenir à la perfection.
32. L'orgueil, qui détruit toutes les vertus, peut être vaincu par une humilité véritable.
33. Remèdes contre la maladie de l'orgueil.
TABLE ANALYTIQUE
TABLE DES MATIÈRES
AVANT-PROPOS
Les Institutions de Cassien sont moins célèbres que ses Conférences : elles n'en ont pas l'étendue, la variété, ni cette mise en scène qui nous initie à la vie des anciens solitaires et nous fait assister à leurs entretiens. Elles offrent cependant aussi un grand intérêt à tous ceux qui désirent acquérir la perfection chrétienne; elles conviennent même peut-être à un plus grand nombre par le caractère plus général de leur enseignement , et nous connaissons des directeurs qui les préfèrent aux Conférences, qui n'en sont que le développement.
Ce premier ouvrage de Cassien fut écrit vers l'année 416. Son but est clairement expliqué dans la préface. L'évêque d'Apt voulait établir un monastère dans sa province, et il réclame de Cassien les conseils et les traditions nécessaires pour former ses religieux. Cassien obéit et résume dans son travail tout ce que lui ont appris ses voyages
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et son expérience. Il profite des règles anciennes, des écrits de saint Basile et de saint Jérôme, il ajoute ce que ses devanciers ont passé sous silence, et il le fait simplement, renonçant aux choses extraordinaires qu'il pourrait raconter , pour se borner à ce qui lui semble le plus utile et le plus pratique. Il admire ce qu'il a vu observer en Égypte et en Palestine; mais il propose les adoucissements que nécessite la différence de nos climats.
Les Institutions de Cassien se divisent en douze livres et en deux parties très-distinctes. Les quatre premiers livres sont très-intéressants au point de vue des origines monastiques. Ils nous font connaître les règlements primitifs des monastères, et nous montrent d'abord la vie extérieure des religieux, la simplicité et le symbolisme de leurs vêtements (I), puis les offices du jour et de la nuit, le nombre des psaumes et la manière de les réciter, les différentes heures pendant la semaine et le dimanche, les veilles et les jeûnes en usage en Orient et à Rome (II, III). Enfin le quatrième livre nous apprend la vie intérieure des monastères, les conditions et les épreuves de l'admission des religieux, l'organisation du travail, les devoirs de l'obéissance, les pénitences
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qui punissent les fautes, les degrés d'humilité qu'il faut parcourir pour arriver à la perfection.
C'est sur ce livre principalement que fut rédigée la règle de Cassien que nous possédons, et qui fut suivie par un grand nombre de religieux dans les Gaules (1).
Les huit derniers livres des Institutions traitent des vices principaux que les athlètes du Christ ont à combattre (2). On y retrouve toutes les qualités si justement admirées dans les Conférences: une étude profonde du coeur humain, une finesse d'observation admirable, une logique victorieuse et les conseils les plus solides pour vaincre les ennemis du salut. Il y a çà et là des pages qu'on pourrait comparer aux passages les plus cités de Théophraste et de la Bruyère. Mais ce n'est pas le philosophe spirituel qui se moque des travers de l'espèce humaine; c'est le médecin compatissant qui étudie les maladies de nos âmes, et nous indique les meilleurs remèdes pour les guérir. Il y
1 Cette règle, que mentionne saint Grégoire de Tours (l. X, Hist., C. XVII), fut rédigée, selon Gennadius, par saint Eucher de Lyon. Cassiani quadam opuscula lato tensa, eloquio angusto, revolvens verbi tramite, in imo coegit volumine.
2 Cassien compte huit vices principaux, parce qu'il distingue la vaine gloire de l'orgueil. Il met aussi la tristesse à la place de l'envie, qu'il range cependant parmi les vices principaux. — Confér., XVIII, 17; Inst., V, 21, 22; VII, 5.
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a, par exemple, sur les excuses de l'avare et sur les moyens que prend le paresseux pour tuer le temps, des remarques d'une vérité étonnante et qui pourraient profiter à bien des gens du monde. Du temps de Cassien, les monastères étaient souvent envahis et troublés par des gens grossiers qui rendaient nécessaires des avertissements que personne ne songerait à adresser aux religieux de notre époque (1).
Nous avons dit, dans l'avant-propos des Conférences, ce que nous connaissions de la vie et des voyages de Cassien. Nous insisterons , en donnant au public les Institutions, sur le principal mérite de leur auteur : celui d'avoir résumé les enseignements et les traditions des anciens solitaires, d'avoir servi de trait d'union entre l'Orient et l'Occident; enfin et surtout d'avoir été, par ses ouvrages, le principal inspirateur de la règle de saint Benoît, qui fut le véritable fondateur de la vie monastique en Europe.
La vie religieuse est la pratique régulière et complète des conseils évangéliques, et nous la voyons fleurir dès les premiers temps de l'Église, lorsque les fidèles apportaient leurs biens aux pieds des Apôtres, et n'avaient, sous leur direction,
1 Inst., VII et X.
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qu'un coeur et qu'une âme (1). Cassien cite l'évangéliste saint Marc, envoyé par saint Pierre à Alexandrie, comme le premier législateur de la vie religieuse en Orient (2). Les déserts de la Thébaïde et de la Palestine se peuplèrent rapidement. Saint Antoine, saint Pacôme, saint Basile, enfantèrent des légions de solitaires dont les vertus étonnèrent le monde autant qu'avait pu le faire la constance des martyrs.
Cassien fut le témoin de toutes ces merveilles. La Providence le conduisit dans les plus célèbres monastères de l'Orient pour qu'il en étudiât les règles et nous en rapportât les traditions. Ce fut après avoir séjourné à Constantinople et à Rome, qu'il vint se fixer en Provence; et non-seulement il y écrivit ses Institutions et ses Conférences, mais il y fonda de nombreux monastères. Celui de Saint-Victor de Marseille réunit jusqu'à cinq mille religieux.
La règle de Cassien fut un résumé, une amélioration des règles antérieures; elle en adoucit les sévérités trop grandes ; elle en précisa les dispositions trop vagues; mais ce fut près d'un siècle plus tard que saint Benoît la compléta et fit cette règle sainte et parfaite qui fut si féconde pour
1 Conf., XVIII, 5. — 2 Inst., II, 5.
X
l'Église, et que les conciles imposèrent longtemps à tous ceux qui se vouaient à la vie religieuse.
Saint Benoît déclare avoir écrit sa règle pour les commençants, et il indique à ceux qui tendent à une vie plus parfaite, non-seulement l'étude des livres de l'Ancien et du Nouveau Testament, mais encore la lecture des Conférences et des Institutions, comme le droit chemin pour parvenir au Créateur. Sa règle, dit-il, n'est qu'une faible ébauche; mais, en l'accomplissant d'abord avec l'aide du Christ, on arrive à ces hauteurs sublimes de doctrine et de vertu qu'il vient d'indiquer (1).
Lors même que le saint patriarche n'eût pas rendu à Cassien ce glorieux témoignage, il serait facile de montrer par le rapprochement des textes combien il a puisé lui-même aux sources qu'il re-commande. I1 n'y a pas un article de sa règle qu'on ne puisse expliquer ou confirmer par un passage des Institutions ou des Conférences. Les rapports sont si évidents, que les citations deviennent inutiles. Qu'il suffise d'indiquer, dans les règlements des monastères, ce qui concerne le nombre des psaumes et les heures de l'office (2), le silence, la prière (3), la lecture au réfectoire (4), le
1 Reg., XLII, LXXIII. — 2 Reg., VIII, X, XVI; Inst., II, 13, III. — 3 Reg., XX, VI; Inst., II, 10. — 4 Reg., XXXVIII; Inst., IV, 17.
XI
service de la cuisine (1) , les pénitences publiques des fautes (2), les épreuves de l'admission (3), le travail des mains et la promptitude de l'obéissance (4).
L'évidence est encore plus grande pour tout ce qui regarde les vertus de la vie religieuse, l'obéissance, la soumission aux supérieurs, même dans les choses qui paraissent impossibles (5), les différents degrés d'humilité (6), le détachement des biens du monde (7), les devoirs de l'hospitalité (7), cette vertu antique qu'on ne retrouve plus guère qu'en Orient, mais qui fleurit encore dans les monastères de l'ordre comme au temps du saint patriarche, cette hospitalité qui fait recevoir l'étranger comme Jésus-Christ lui-même et suspendre, pour le mieux accueillir, les règles de l'abstinence.
Mais la vertu que saint Benoît semble avoir le plus goûté dans les oeuvres de Cassien, est sans contredit la discrétion. Cette vertu, que Cassien appelle la source et la racine des autres vertus, saint Benoît la nomme la mère des vertus 9, et il
1 Reg., XXXV ; Inst., IV, 19. — 2 Reg., XXIII, XXVI , XXVII ; Inst., 15; IV, 31. — 3 Reg., LVII ; Inst., IV, 3, 5. — 4 Reg., V, XLVII; Inst., II,15; IV, 29; X, 14, 22. — 5 Reg., V, LXVIII; Inst., IV, 25-26. — 6 Reg., VII ; Inst., IV, 39, — 7 Reg., XXXIII ; Inst., IV, 13. — 8 Reg., LIII; Inst., V, 24, 27. — 9 Reg., LXIV ; Conf., II, 9.
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puise dans la seconde conférence, qui lui est consacrée, l'esprit de toute sa règle. Cette règle en est tellement imprégnée, saturée, que saint Grégoire le Grand, dans l'éloge magnifique qu'il en fait, la proclame admirable surtout par sa discrétion : discretione praecipuam. La discrétion est, en effet, la base de la vie religieuse : elle est à la sainteté ce que la mesure, le modus, est au beau dans les oeuvres d'art. Dieu a tout fait avec discrétion dans la création, puisqu'il a tout fait avec nombre, poids et mesure, et c'est parce que saint Benoît a tout ordonné avec discrétion qu'il a mérité d'être considéré comme le fondateur de la vie monastique en Occident. Il a suivi les conseils et les exemples de Cassien, en adoucissant les rigueurs des règles anciennes. Ces rigueurs pouvaient être utiles pour vaincre les natures ardentes de l'Orient, et réagir contre certaines corruptions du monde; mais ce qui est violent ne dure pas: l'effort qui ne peut se soutenir, augmente la faiblesse et précipite la décadence.
Dans le prologue de sa règle, saint Benoît dit qu'il « veut constituer une école où on apprenne le service du Seigneur; il espère bien n'y rien établir de trop rigoureux ni de trop pénible; si cependant il allait jusqu'à un peu de rigueur, qu'on se garde
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de fuir, par crainte, la voie du salut dont l'entrée est toujours étroite; car, à mesure qu'on avance dans la bonne voie et dans la foi, le coeur se dilate et se met à courir la voie des préceptes de Dieu avec une ineffable douceur d'amour. »
En effet, toutes les prescriptions de sa règle sont tempérées par la plus tendre discrétion. Il veille sur les besoins de tous, proportionne le travail aux forces de chacun , et recommande d'éviter tout excès dans la joie comme dans la peine. Lorsqu'il est obligé de punir, il fait soutenir et consoler en secret ceux qu'il frappe. Il veut que l'abbé use de son autorité avec discernement et modération, se rappelant la discrétion du patriarche Jacob qui disait : « Si je fatigue mes troupeaux en les faisant trop marcher, ils périront tous en un jour. » Il faut qu'à son exemple la discrétion, qui est la mère des vertus, tempère tellement toutes choses , que les forts désirent faire davantage, et que les faibles ne se découragent pas (1).
Saint Benoît non-seulement perfectionna les règles anciennes en les adoucissant par la discrétion, mais il les compléta en y ajoutant un élément nouveau. La vie religieuse existait certainement
1 Reg., LXIV.
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avant lui; les conseils évangéliques qui en étaient l'inspiration lui avaient fait produire de grands saints. Elle n'avait pas encore cependant sa forme définitive et régulière. Les vertus de pauvreté et de chasteté, qui en sont l'essence, n'étaient pas soutenues par une obéissance absolue et irrévocable. On revêtait l'habit religieux comme autrefois le manteau de philosophe; on s'attachait pour un temps à une communauté, qu'on pouvait quitter par inconstance ou par désir d'une plus haute perfection.
Cassien, dans sa dix-huitième Conférence, comme saint Benoît dans le premier chapitre de sa règle, parle de quatre différentes sortes de religieux : les cénobites, vivant en communauté dans un monastère sous la règle et l'autorité d'un abbé; les anachorètes, qui, après s'être formés dans un monastère, s'enfonçaient dans la solitude pour y vivre d'une vie plus parfaite et se livrer à une contemplation plus élevée; les sarabaïdes, qui s'associaient en petit nombre pour vivre ensemble, mais dans l'indépendance, sans renoncer au produit de leur travail et au bien-être qu'ils pouvaient en retirer ; les gyrovagues enfin, sortes de religieux vagabonds, choisissant la liberté des solitaires pour suivre en tout leurs caprices, et
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aller sans cesse , de monastère en monastère , abuser du bienfait de l'hospitalité.
Cet état de choses était nuisible aux vrais religieux qui vivaient en communauté; car il était une tentation pour les faibles qui pensaient trouver ailleurs une vie plus facile ou plus sainte. Il était aussi une cause d'affaiblissement pour les monastères, en permettant aux plus parfaits d'aller cacher leurs vertus dans la solitude.
La vie religieuse était une ville ouverte où tout le monde pouvait entrer et sortir, et dont l'ennemi, par conséquent, pouvait entraîner facilement la décadence et la ruine. Saint Benoît en fit une ville fortifiée, une citadelle, en la défendant au dedans et au dehors par le voeu de stabilité et par certaines dispositions qui empêchait les fâcheuses influences. Le religieux, pour être admis, doit s'engager, en présence de Dieu et des saints, à la stabilité, en même temps qu'à la conversion des moeurs et à l'obéissance. Les religieux étrangers venus des contrées lointaines peuvent être reçus comme hôtes, s'ils ne sont pas exigeants; mais s'ils viennent d'un monastère connu, ils doivent être munis du consentement de l'abbé ou de lettres de recommandation , car il est écrit : « Ne fais pas à autrui ce que tu ne veux pas qu'il soit fait à toi-
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Même (1). » Ces prescriptions de la règle de Saint-Benoît sont capitales, et marquent vraiment une ère nouvelle dans la vie religieuse.
Cette règle, que le saint patriarche présente à ses disciples comme une faible ébauche, ne semble pas, en effet, avoir une forme définitive et parfaite. On y trouverait difficilement un plan général, et les chapitres semblent distribués au hasard. Nos législateurs modernes procéderaient sans doute avec plus de méthode. Que doivent cependant penser le philosophe et l'homme d'État en voyant cette petite législation durer tant de siècles et produire de si merveilleux résultats. C'est surtout par l'ordre de Saint-Benoît que l'Église a lutté contre les corruptions du monde ancien, sauvé la civilisation, discipliné les barbares, défriché les forêts et cultivé les intelligences. Cette source bénie, sortie du cloître, arrosa toute la terre et se divisa en grands fleuves comme ceux du paradis de délices, pour fertiliser le royaume du Christ. Ses abbayes innombrables ont été des foyers de science et de vertus; elles ont donné à tous les peuples de l'Occident des saints et de grands hommes.
L'ordre de Saint-Benoît a eu le génie de la
1 Matth., VII; Reg., LXI.
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colonisation , comme l'avait la puissance romaine. Il ne remporta pas seulement ces victoires de l'apostolat, brillantes et souvent passagères comme celles des conquérants; mais, dès qu'il avait planté quelque part la Croix, il bâtissait un monastère qui devenait une citadelle de la vérité. Les populations, attirées par les enseignements et les vertus de ses religieux, accouraient en foule et lui fournissaient bientôt de nouvelles légions qui allaient fonder au loin d'autres monastères ; et il s'établissait, par ces monastères, des relations, des courants d'idées, qui profitaient grandement à la civilisation et à l'Église.
Une des causes principales des grandeurs de l'ordre de Saint-Benoît est sa constitution essentiellement monarchique. Chaque abbaye est un petit État dont l'abbé est souverain. Il tient la place du Christ, et porte le nom de Père. Eu lui réside la plénitude de l'autorité. Dans les affaires importantes, il doit prendre les conseils de tous; mais la décision suprême lui appartient. Il distribue les charges, et le droit d'élection est très-limité. Il y a, dans l'exercice de ce droit, un élément de trouble et de décadence pour les communautés. Les religieux les plus parfaits peuvent avoir, sur les hommes et les choses, des appréciations
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bien différentes qui affaiblissent souvent la charité, et celui qui est nommé ne se sent pas appuyé dans ses fonctions par la confiance de tous.
Dans la règle de Saint-Benoît se trouve la vraie théorie du pouvoir. L'abbé le reçoit de Dieu pour le salut des âmes. Il est responsable de ses enseignements et de ses disciples ; il doit prêcher d'exemples et de parole ; reprendre, supplier, menacer, selon les besoins de chacun ; montrer tantôt la sévérité d'un maître, tantôt la tendresse d'un père. Il a la pleine administration du monastère; aucun détail ne doit lui échapper.
Mais il est, avant tout, le juge, le ministre de la discrétion. Il mesure à chacun son travail et son fardeau; il doit faire prévaloir la miséricorde sur la justice, afin d'obtenir pour lui-même un traitement pareil. Qu'il agisse dans ses corrections avec prudence et sans excès, et qu'il craigne de briser le vase, en voulant ôter la rouille (1).
L'ordre de Saint-Benoît n'a pas un but spécial; mais il suffit à tout en formant le vrai religieux. Si un frère a un talent, s'il exerce un art, il s'y appliquera sur l'ordre de l'abbé; mais s'il en tire quelque vanité, il cessera de s'en occuper, lors même que le monastère y trouverait son avantage,
1 Reg., LXIV.
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parce qu'il faut avant tout sauver son âme: L'intérêt ne doit pas être le mobile du travail, et la loyauté doit présider à toutes les transactions. Les religieux seront moins exigeants que les autres (1).
La règle organise le travail manuel et intellectuel. Elle recommande qu'il soit établi dans les monastères tout ce qui peut être nécessaire à la vie : un moulin, un jardin, une boulangerie et des ateliers où pourront s'exercer toutes les professions, en sorte que les moines n'aient aucune nécessité de courir au dehors, ce qui n'est aucunement avantageux pour leurs âmes (2). Cette recommandation, qui semble avoir seulement pour but de préserver les religieux du contact du monde, a eu sur la civilisation, au moyen âge, une influence immense. Elle a été la cause la plus féconde des progrès de l'agriculture et de l'industrie. Les monastères bénédictins devinrent des fermes-modèles, des écoles professionnelles, où les méthodes se perfectionnèrent par un développement traditionnel et continu, qu'il était impossible de trouver dans la vie privée.
Cette communauté et cette perpétuité de travail fut aussi féconde dans l'ordre intellectuel et scientifique.
1 Reg., LVII. — 2 Reg., LXVI.
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Les monastères bénédictins recueillirent les épaves de l'antiquité. La patience de leurs copistes nous conserva les chefs-d'oeuvre de la littérature profane , multiplia les écrits des saints Pères, et forma ces bibliothèques incomparables qui fournirent à la Congrégation de Saint-Maur les matériaux de ses immenses publications. Pourquoi louer la science bénédictine, puisqu'elle est devenue proverbiale?
Cette gloire de l'ordre de Saint-Benoît n'est-elle plus qu'un souvenir, et son action est-elle finie dans l'Église? Loin de nous une pareille pensée. Lorsque, sur les ruines faites par la Révolution française, la Providence voulut préparer les germes d'un meilleur avenir et les forces capables de résister aux dernières crises dont l'athéisme et le socialisme nous menacent, il fit renaître parmi nous les ordres religieux. L'ordre de Saint-Benoît reparut au premier rang. Non-seulement les trappistes revinrent arroser notre sol de leurs sueurs et donner à notre société corrompue l'exemple de la pénitence, mais la sainte Règle refleurit dans sa discrétion primitive.
On attribue généralement au Père Lacordaire la résurrection des ordres religieux en France. Lorsque, le 14, février 1841 le grand orateur de
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Notre-Dame présenta à l'incrédulité du dix-neuvième siècle l'habit détesté de Saint-Dominique, il remporta certainement, pour la liberté religieuse, une audacieuse et brillante victoire; mais depuis bien des années déjà, de généreux champions avaient engagé la lutte. Le 11 juillet 1833 , ils étaient venus s'enfermer à Solesmes et affronter les clameurs des préjugés populaires. En 1837, leurs efforts étaient couronnés de succès. Ils recevaient à Rome la tradition bénédictine et la sanction pontificale. L'ordre de Saint-Benoît reprenait parmi nous ses glorieuses destinées.
Après plus de trente ans d'existence, beaucoup encore ignorent qu'il y a des bénédictins en France; et pourtant les services qu'ils ont déjà rendus ne sont-ils pas assez nombreux, assez éclatants ! Tandis que Sainte Élisabeth plaidait la cause du moyen âge , Sainte Cécile n'éclairait-elle pas de sa gloire les origines de l'Église romaine (1)? D'où vient cette grande réforme liturgique, si heureusement conquise, cette unité qui nous rattache à Rome par la prière comme par la doctrine? Où la vérité historique a-t-elle trouvé de plus vaillants défenseurs contre les mensonges séculaires,
1 Ce fut à Solesmes, en 4835, que M. le comte de Montalemert écrivit l'histoire de sainte Élisabeth, qui parut en 1836.
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les hérésies cachées, les alliances dangereuses et les perfidies du naturalisme? N'est-ce pas Solesmes qui a fourni à la Monarchie pontificale son plus intrépide chevalier contre les attaques du gallicanisme, au concile du Vatican?
Parmi les services rendus à l'Église et à la France, comment ne pas citer l'Année liturgique? Quel ouvrage pouvait être plus utile pour sauver la piété véritable, au milieu de ce déluge de petits livres et de dévotions individuelles qui rappellent les fantaisies changeantes de la mode? Cette initiation à la prière publique, à la prière de l'Église n'est-elle pas le moyen le plus efficace de renouveler parmi nous la vie chrétienne? La liturgie nourrit vraiment l'âme de doctrine, de lumière et d'amour. Elle l'élève dans ce monde surnaturel dont Notre-Seigneur est le soleil et le centre; elle lui fait parcourir ce cycle tout étincelant de mystères et de fêtes, ces saisons de l'année céleste qui offrent à notre dévotion leurs travaux variés, leurs fleurs et leurs fruits.
L'Année liturgique a fait couler ce fleuve majestueux, sorti des fontaines du Sauveur, ce fleuve qui part de Rome pour féconder toute la terre, qui reçoit les affluents de tous les siècles et de tous les peuples, et qui fait épanouir sur ses rives
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les trésors de la poésie la plus vraie et la plus pure.
La liturgie est la sève de l'art chrétien, et nous croyons que Dom Guéranger a plus fait pour sa renaissance en France, que les archéologues dont les travaux ont sans doute glorifié justement le passé, mais n'ont provoqué jusqu'à présent que des imitations plus ou moins intelligentes. Il faut que les artistes se passionnent pour les beautés de la liturgie, s'ils veulent créer des œuvres vraiment originales et chrétiennes.
Non-seulement Dom Guéranger a publié de grands et d'utiles ouvrages , mais il a formé des disciples et préparé ces générations qui renouvelleront les merveilles d'autrefois. L'abbaye de Solesmes reprend la publication des spiciléges et des in-folio, et elle a eu déjà la gloire de donner, dans le cardinal Pitra, un des plus savants princes de l'Église.
Qu'il me soit permis, en terminant, d'acquitter une dette de gratitude envers l'ordre de Saint-Benoît, au nom de tous ceux qui sont attachés à l'ordre de Saisit-Dominique. Il est un fait peu connu et cependant bien constaté par l'historien du Père Lacordaire (1) : c'est par l'exemple et les
1 Vie du R. P. Lacordaire, par M. Foisset, t. I, p. 441.
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conseils de Dom Guéranger, que Dieu donna au grand orateur la pensée et le courage de rétablir l'ordre des Frères Prêcheurs. Ce fut en 1837 que l'abbé de Solesmes déposa dans le coeur de son ami le premier germe de sa vocation religieuse ; il lui proposa de ressusciter l'ordre de Saint-Dominique en France, et il lui en fit étudier les constitutions. La retraite faite par le Père Lacordaire à Saint-Eusèbe n'eut pour résultat qu'un projet vague que rendit encore plus incertain le succès des prédications de Metz et de Lyon.
A la fin d'avril 1838 cependant, le Père Lacordaire parla de son projet à M. le comte de Montalembert, qui le combattit, tandis que Dom Guéranger, au contraire, le pressait de le réaliser et de partir pour Rome. Au mois de juin, le Père Lacordaire vint faire une retraite sous la direction de l'abbé de Solesmes, et ce fut dans une cellule de l'abbaye que fut décidé le rétablissement de l'ordre des Frères Prêcheurs, pour le salut de tant d'âmes.
Je suis heureux d'en rendre un reconnaissant témoignage.
E. CARTIER.
Amboise, 24 juin 1872.
LETTRE DU BIENHEUREUX CASTOR, ÉVÊQUE D'APT A CASSIEN, ABBÉ DE MARSEILLE
Castor, le dernier des hommes , salue aussi humblement qu'il peut le faire l'abbé Cassien, si célèbre par sa sainteté, sa vie entière et sa science admirable.
C'est avec raison, vénérable Père , qu'on procure le secours d'un maître à ceux qui ne savent pas encore s'exprimer et se conduire. Puisque, dans les défaillances de notre nature, tous n'ont pas les lumières suffisantes, le seul remède est de recourir à ceux qui sont capables de nous servir de guides. Personne ne peut tout faire, et il y en a qui ne savent pas combattre. C'est quand un malheur nous menace, qu'il faut apprendre les meilleurs moyens de le supporter; et ceux qui sont appelés à diriger les autres, doivent s'y exercer longtemps et s'y préparer de toute manière.
Souvent un supérieur présomptueux se trompe malheureusement en appliquant, sans discernement et sans prudence, des conseils qui seraient très-utiles en
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d'autres circonstances, et nous pouvons être facilement entraînés par sa faute dans de graves erreurs.
Aussi nous vous en supplions, très-cher Père, ne refusez pas à notre ignorance les lumières de votre inépuisable charité. Faites-nous connaître les saints exercices qui ont élevé votre âme et développé vos vertus, afin de nous encourager dans la bonne voie , nous qui voulons la suivre et qui subissons encore l'entraînement des vanités du monde. Nous savons que vous êtes très-instruit de tout ce qui se pratique dans les monastères d'Orient, surtout dans ceux de l'Égypte et de la Thébaïde, et que vous avez habité même les lieux sanctifiés par la naissance du Sauveur. Puisque vous en avez rapporté une science si précieuse, vous devez enrichir notre pauvreté. Nous vous conjurons de, vouloir bien écrire simplement les institutions monastiques que vous avez vu établies et florissantes en Égypte et en Palestine, ainsi que les traditions des anciens Pères. Vous serez ainsi utile à notre communauté naissante, et la douceur de vos enseignements désaltérera des coeurs qui les désirent depuis longtemps; notre stérilité cessera, et nous porterons enfin des fruits de justice. Soyez persuadé que si vous nous faites ce bien, vous en serez récompensé; car vos enfants dociles profiteront de vos leçons pour mieux honorer leur Créateur. Adieu, Père des serviteurs du Christ, et ne nous oubliez pas.
PRÉFACE DE CASSIEN A L'ÉVÊQUE CASTOR
L'Ancien Testament rapporte que Salomon avait reçu d'en haut une sagesse si grande, une prudence si consommée, un coeur si vaste, que les rivages de la mer n'étaient pas plus étendus, et qu'au témoignage de Dieu même, nul homme dans le passé ou l'avenir ne pouvait lui être comparé. (III Reg., IV.) Et cependant, lorsqu'il voulut élever au Seigneur un temple magnifique, il demanda l'aide du roi de Tyr, qui était un étranger. Le roi lui envoya Hiram , le fils d'une veuve, et Salomon s'en servit pour réaliser l'inspiration divine, pour bâtir le temple et l'orner de vases sacrés.
Si ce prince, qui était au-dessus de tous les rois de la terre, si le plus noble et le plus illustre des enfants d'Israël, si celui dont la sagesse surnaturelle
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surpassait les sciences et les arts de l'Égypte et de l'Orient, n'a pas dédaigné consulter le fils d'une veuve et un étranger, faut-il s'étonner, très-saint évêque Castor, qu'à son exemple vous vous adressiez à moi, malgré ma faiblesse et ma pauvreté, pour vous aider dans un projet plus grand que le sien? Car ce n'est pas avec des pierres insensibles, mais avec des saints que vous voulez bâtir un temple à Dieu; ce n'est pas un édifice temporel et destructible, c'est un monument éternel et immuable; les vases que vous y voulez consacrer, ce ne sont pas des vases de métal, d'or et d'argent, que le roi de Babylone doit prendre pour les faire servir aux débauches de ses princes et de ses concubines, ce sont des âmes saintes, toutes brillantes d'innocence, de justice et de pureté, des vases que doit remplir le Christ même, leur Roi et leur Époux.
Votre province n'avait pas de monastère, et vous voulez en établir un semblable à ceux de l'Orient, et surtout de l'Égypte. Vous possédez toutes les vertus, la science et les richesses spirituelles qui sont nécessaires, et, à défaut de vos leçons, votre vie et vos exemples suffiraient pour diriger ceux qui aspirent à la perfection. Et cependant, pour accomplir votre dessein, vous vous adressez à moi, si pauvre de science et de talent, et vous réclamez le concours de mon indigence. Vous désirez que, malgré mon incapacité, je mette par écrit les institutions que j'ai vues prospérer dans les monastères d'Égypte et de Palestine, et les traditions des Pères qu'on y conserve. Vous me
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recommandez de le faire, non pas dans ce beau langage qui est un de vos mérites, mais dans un style simple qui fasse comprendre plus facilement la vie des saints à tous les religieux que vous avez reçus dans votre nouveau monastère.
Je voudrais pouvoir répondre à votre pieux désir; mais combien d'obstacles m'épouvantent ! Ma vie d'abord est-elle assez pure pour oser approfondir dignement des choses si élevées, si obscures et si saintes? J'étais bien jeune d'ailleurs lorsque j'étais parmi ces saints religieux qui me soutenaient et m'encourageaient par leurs paroles et leurs exemples, et ce que j'essayais alors, ce que j'ai appris, ce que j'ai vu, il me serait bien difficile de me le rappeler parfaitement, après avoir été privé depuis tant d'années de leur présence et de leurs enseignements. Cet inconvénient est d'autant plus grand, que ces choses ne peuvent être ex-posées, comprises et retenues, et en parlant et en les étudiant: l'expérience seule en donne l'intelligence. Si celui qui les explique doit les avoir pratiquées, il faut aussi que ceux qui les entendent, s'y exercent avec ardeur pour les comprendre; et encore est-il nécessaire de s'en entretenir souvent avec des personnes éclairées, pour ne pas les oublier promptement.
Outre cette difficulté, je sens que je suis incapable de bien exprimer ce que je me rappelle encore. Ajoutez que déjà bien des hommes illustres par leur vie, leur savoir et leur éloquence, ont écrit des livres sur ce sujet. Je citerai, entre autres, saint Basile et saint Jérôme. Le premier, à la demande de ses disciples, a traité de la règle et des questions difficiles avec beaucoup de
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talent et une grande abondance de textes des saintes Écritures. Le second, non-seulement a composé plusieurs livres sur la vie religieuse , mais encore en a traduit du grec en latin (1). Ne serait-ce pas bien présomptueux de vouloir ajouter quelques gouttes à ces fleuves d'éloquence? Et cependant je me laisse persuader par la confiance que votre sainteté m'inspire, et par la promesse que vous me faites que vous recevrez avec plaisir mon pauvre travail et que vous le montrerez seulement aux religieux de votre nouveau monastère. S'ils y trouvent des choses qui ne soient pas bien dites, que leur charité me le pardonne, qu'ils soient indulgents, et qu'ils cherchent dans mes écrits plutôt la vérité que la beauté du langage.
Ainsi je me rends à vos prières, vénérable Père; qui êtes vraiment un modèle de religion et d'humilité. J'entreprends, selon la mesure de mes forces, l'ouvrage que vous me demandez. Je traiterai surtout ce qu'ont passé sous silence ceux qui m'ont précédé, parce qu'ils parlaient plus de ce qu'ils avaient entendu dire que de ce qu'ils savaient par eux-mêmes, et je tâcherai d'instruire votre communauté naissante, qui a soif de la vérité. Je ne chercherai pas à raconter des miracles et des faits extraordinaires, nos anciens m'en
1 Un grand nombre de lettres de saint Jérôme traitent de la vie religieuse. Plusieurs de ses ouvrages en parlent longuement, et ses Vies des Pères du désert en offrent les plus parfaits modèles. Quant à ses traductions du grec, on peut citer celle de saint Antoine par saint Athanase, et la règle de saint Pacôme.
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ont appris un grand nombre et d'incroyables, beaucoup même se sont accomplis sous mes yeux; mais je passerai sous silence tout ce qui exciterait l'admiration de mes lecteurs, sans leur enseigner une vie plus parfaite. Je m'appliquerai à exposer, aussi fidèlement que Dieu m'en fera la grâce, les institutions et les règles des monastères, les huit vices principaux qu'on y reconnaît, leur origine, leurs causes et les remèdes que la tradition indique pour les combattre.
Mon dessein n'est pas de publier les merveilles de Dieu, mais de dire en peu de mots les moyens de corriger nos moeurs, et d'arriver à la perfection, selon les enseignements que nous avons reçus des anciens. Je me conformerai aussi à vos recommandations, en ne m'arrêtant pas à ce qui serait étranger à la règle primitive, ou à ce qui aurait été retranché ou ajouté par ceux qui établissaient ou dirigeaient des monastères; mais je ferai un récit fidèle et complet de ce que j'ai vu pratiquer dans les couvents les plus anciens de l'Égypte et de la Palestine. Je ne crois pas que les règles des nouvelles fondations de l'Occident puissent être plus sages et plus parfaites que celles qui datent du temps des Apôtres, et que des hommes si spirituels et si saints ont établies dans des monastères qui prospèrent encore de nos jours. Je serai modéré cependant, et si je trouve, dans la règle des solitaires de l'Égypte, quelque chose que la rigueur du climat ou la différence des moeurs rendrait trop dure, trop difficile, ou même impossible dans ces contrées, je l'adoucirai par les tempéraments adoptés dans les
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monastères de la Palestine et de la Mésopotamie; car dès qu'on fait tout ce qui est raisonnable et possible, l'observance est aussi parfaite, malgré l'inégalité des forces.
INSTITUTIONS DE CASSIEN
LIVRE I : DU VÊTEMENT DES RELIGIEUX
1. Dessein de l'auteur.
Notre intention étant d'exposer, avec la grâce de Dieu, les institutions et les règles monastiques, pouvons-nous mieux commencer qu'en parlant du vêtement des religieux? Il nous sera plus facile de montrer leur piété intérieure, lorsque nous aurons expliqué l'habit qu'ils portent extérieurement.
2. De la ceinture.
Un religieux est un soldat du Christ : il doit toujours être prêt, et se ceindre les reins pour combattre. C'est ainsi que marchaient ceux qui, dans l'Ancien Testament,
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furent les fondateurs de la vie religieuse, Élie et Élisée, dont nous parle la sainte Écriture, et nous voyons les Princes et les Apôtres de la loi nouvelle, saint Jean, saint Pierre, saint Paul et leurs disciples, agir de la même manière. Élie, qui représentait, avant l'Évangile, la pureté des vierges et les vertus de la continence, fut envoyé de Dieu pour reprocher aux ambassadeurs d'Ochosias le sacrilège de ce roi d'Israël qui avait consulté Béelzébub, le dieu d'Ascaron, sur l'état de sa santé, et il leur annonça que ce prince ne se relèverait pas du lit où il était couché. Le roi reconnut le prophète à la manière dont il était vêtu; car ses ambassadeurs étant revenus lui apporter sa sentence, il leur demanda comment était l'homme qui leur avait ainsi parlé. « C'est un homme, répondirent-ils, qui est couvert de poil et qui a une ceinture de peau autour des reins. » Alors le roi reconnut l'homme de Dieu et dit : « C'est Élie de Theshé. » (IV Reg., I, 8.) Cette ceinture et cet extérieur négligé firent reconnaître le prophète, parce qu'au milieu de tout le peuple d'Israël, il était le seul qui portât ce vêtement comme un signe spécial.
Saint Jean-Baptiste, qui sépare, comme une borne sacrée, l'Ancien et le Nouveau Testament dont il est la fin et le commencement, nous apparaît ainsi dans l'Évangile. «Jean, y est-il dit, avait un vêtement de poil de chameau et une ceinture de cuir autour des reins. » (S. Matth., III 4.)
Lorsque saint Pierre était dans la prison d'Hérode, et qu'il devait mourir le lendemain, un ange lui apparut
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et lui dit : « Prenez votre ceinture et mettez vos sandales. » (Act., XII, 8.) Si l'ange du Seigneur lui fit cette recommandation, c'est qu'il avait un peu délié sa ceinture pour mieux reposer, pendant la nuit , ses membres fatigués.
De même, lorsque le prophète Agabus rencontra, à Césarée, saint Paul qui allait à Jérusalem, où les Juifs devaient le charger de chaînes, il prit la ceinture de l'Apôtre, s'en lia les pieds et les mains pour figurer sur son corps ce que saint Paul devait souffrir, et il lui dit : Voici ce que dit l'Esprit-Saint : « Celui à qui appartient cette ceinture, sera ainsi lié par les Juifs à Jérusalem et livré entre les mains des gentils. » (Act., XXI, 11.) Le prophète n'eût pas pu dire : Celui auquel appartient cette ceinture, si saint Paul n'avait pas eu l'habitude d'en porter une.
3. De la simplicité du vêtement. — Du cilice.
Le religieux doit seulement chercher par ses vêtements à couvrir sa nudité et à se préserver du froid, et non pas à nourrir sa vanité et à satisfaire son orgueil. L'Apôtre le recommande en disant : « Dès que nous avons de quoi nous nourrir et de quoi nous couvrir, nous devons être contents. » (I Tim., VI, 8.) Il se sert de ces termes pour indiquer que les vêtements doivent couvrir le corps, sans lui servir d'ornement. Il faut qu'ils soient si simples, que rien ne les distingue, par la couleur et la forme, de ceux que portent les personnes de la même condition. Mais il faut éviter
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un défaut contraire et ne pas se faire remarquer par une négligence affectée. Le vêtement religieux doit être si éloigné des modes du monde, qu'il puisse toujours servir à tous les serviteurs de Dieu. Car ce qui serait adopté par quelques-uns seulement et qui ne conviendrait pas à toute la communauté doit être rejeté comme superflu et nuisible, comme montrant plutôt la vanité que la vertu. Il faut retrancher comme inutile tout ce que n'ont pas approuvé les saints fondateurs de la vie religieuse, et les Pères qui, de notre temps, suivent fidèlement leurs règles et leurs exemples.
Les plus sages n'approuvent pas le vêtement de poil qu'on appelle cilice (1), ils le trouvent trop singulier et plus capable de favoriser la vanité que d'aider la dévotion. Ils le croient d'ailleurs incommode pour le travail auquel doit se livrer un religieux qui veut éviter la paresse. Si quelques religieux, recommandables par de grandes vertus, ont porté le cilice, il ne faut pas dédaigner pour cela les coutumes des monastères et les préceptes des anciens, et s'autoriser de l'exemple du petit nombre pour violer une règle générale. C'était le privilège de leur rare mérite qui les excuse de n'avoir pas fait comme les autres; mais nous devons suivre avec une confiance plus ferme et une obéissance plus entière les institutions qui n'ont pas été introduites par des volontés particulières, mais qui ont
1 Ce nom venait de la Cilicie, où l'usage de ce vêtement avait commencé. Le cilice des solitaires était plus grand et d'une autre forme que celui qu'on porte maintenant par pénitence.
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pour elles la tradition de plusieurs siècles et la recommandation de tant d'illustres et saints personnages.
N'alléguons pas l'exemple de Joram, le roi coupable d'Israël, qui, entouré d'ennemis, déchira ses vêtements et fit voir le cilice qu'il portait sur sa chair (IV Reg., VI, 30); ni celui des Ninivites, qui se couvrirent de cilices pour apaiser la colère de Dieu que leur annonçait le Prophète (Jonas, III, 5); car il est évident que le cilice de Joram était caché, puisqu'on ne le voyait pas avant que son vêtement fût déchiré. Quant aux Ninivites, qui pleuraient la ruine prochaine de leur ville, ils montraient tous leurs cilices, et personne ne se singularisait en le portant. L'inégalité n'est blessante que quand elle est une singularité affectée.
4. Du capuchon des religieux et de sa signification.
Le costume des solitaires d'Égypte a des parties qui sont moins pour la commodité du corps que pour l'enseignement de la vertu. Leur forme figure l'innocence et la simplicité que doivent avoir ceux qui les portent. Le petit capuchon, par exemple, qui leur couvre seulement la tête, en descendant jusqu'aux épaules, et qu'ils conservent nuit et jour, leur rappelle qu'il faut imiter l'innocence et la simplicité des enfants dont ils ont le voile. Ils sont revenus à l'enfance du Christ, et doivent chanter sans cesse avec un amour sincère : « Seigneur, mon coeur ne s'enorgueillit pas et mes yeux ne se sont pas levés. Je n'ai pas été ambitieux et je n'ai pas rêvé pour moi de grandes choses.
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Si je n'ai pas d'humbles sentiments de moi-même et si mon âme s'élève, que je sois comme l'enfant que sa mère a sevré. » (Ps. CXXX, 1.)
5. De la tunique.
Les solitaires ont aussi des tuniques de lin dont les manches arrivent à peine aux coudes et laissent nu le reste du bras. Ce raccourcissement des manches leur apprend à retrancher de leur vie les oeuvres du monde, et cette étoffe de lin (1) à se priver de la société des hommes et à entendre l'Apôtre leur dire, tous les jours : « Mortifiez vos membres qui sont sur la terre. » (Coloss., III, 3.) Ce vêtement leur crie à toute heure : « Vous êtes morts et cachés avec le Christ en Dieu. » (Ibid.) Et encore : « Je vis, mais ce n'est pas moi, c'est le Christ qui vit en moi. Le monde est crucifié pour moi, et moi pour lui. » (Gal., II, 29.)
6. Le vêtement ne doit pas gêner le travail.
Ils ont aussi un double cordon de laine qui descend de la tète, se divise sur les épaules pour se rejoindre sur l'estomac, en serrant l'ampleur du vêtement et en laissant les bras libres pour toutes sortes de travaux , afin d'accomplir avec zèle le précepte de saint Paul : « Ces mains ont travaillé, non-seulement pour moi,
1 Cette étoffe était celle des pauvres en Égypte, et servait à ensevelir les morts.
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mais aussi pour ceux qui sont avec moi. Nous n'avons mangé, sans payer, le pain de personne, mais nous avons travaillé, nous nous sommes fatigués nuit et jour, pour ne pas vous être à charge. » (Act., XX, 35.) « Celui qui ne veut pas travailler ne doit pas manger. » (II. Thess., III, 10.)
7. Du petit manteau.
Ils portent par-dessus leurs vêtements un petit manteau fort étroit et fort grossier qui couvre le cou et les épaules, et qui témoigne de leur pauvreté et de leur humilité. Ils évitent ainsi la dépense et la vanité des beaux et grands manteaux qu'on porte dans le monde.
8. Du vêtement de peau.
Leur dernier vêtement est une peau de chèvre ou de brebis qu'ils portent à l'imitation des solitaires de l'Ancien Testament, dont saint Paul a dit : « Ils erraient couverts de peaux de brebis et de chèvres. Ils étaient éprouvés, affligés, persécutés. Le monde n'était pas digne d'eux, et ils vivaient dans les solitudes, les montagnes, les rochers et les cavernes. » (Hebr., XI, 38.) Le vêtement de peaux de chèvres leur rappelle qu'ils doivent avoir mortifié les mouvements de la chair, et rester fermes dans la vertu sans conserver en eux l'ardeur et la légèreté de la jeunesse.
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9. Du bâton.
Ils portent un bâton, à l'exemple d'Élisée, qui disait à Giesi, son serviteur, en l'envoyant ressusciter l'enfant de la veuve : « Prends mon bâton et hâte-toi; tu le placeras sur le visage de l'enfant,, et il vivra. » (IV Reg., IV, 29.) Le prophète n'eût pas donné ce bâton à porter, s'il n'avait eu l'habitude de s'en servir dans ses voyages. Ce bâton nous avertit que nous devons être toujours armés, au milieu des vices qui aboient, comme des chiens acharnés, contre ces esprits de malice invisibles dont David demande d'être délivré, lorsqu'il dit : « Ne livrez pas, Seigneur, aux bêtes une âme qui espère en vous. » (PS. LXXIII, 19.) Lorsqu'ils nous attaquent, il faut les arrêter par le signe de la Croix et les repousser loin de nous. On triomphe de leur rage par le souvenir continuel de la Passion de Notre-Seigneur et par l'imitation de ses souffrances.
10. De la chaussure.
Pour ce qui est des chaussures, ils s'en privent, selon le précepte de l'Évangile; mais lorsque la maladie, les froids du matin pendant l'hiver, ou le soleil brûlant du midi pendant l'été les y obligent, ils prennent seulement des espèces de sandales. Ils pensent que Dieu, en permettant cet usage, nous avertit que, si nous ne pouvons pas, en ce monde, nous délivrer
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des inquiétudes de la chair et nous en affranchir entièrement, nous devons au moins nous efforcer de les diminuer et de n'accorder à notre corps que ce qui lui est absolument nécessaire. Les pieds de notre âme doivent être toujours prêts à avancer dans la voie spirituelle et à prêcher la paix de l'Évangile afin de courir après l'odeur des parfums de Jésus-Christ (Cant., I, 3), et de dire avec David : « J'ai couru dans l'ardeur de la soif » (Ps. LXI, 8); ou avec Jérémie : « Je n'ai pas de peine à vous suivre. » (Jérém., XVII, 9.) Il ne faut pas les envelopper des peaux mortes du siècle, en allant au delà des besoins de la nature et en désirant un bien-être inutile et coupable; nous ferons ainsi ce que dit l'Apôtre : « Nous ne prendrons pas soin de notre chair selon nos désirs. » (Rom., XIII ,14.)
Mais si ces solitaires portent des sandales, comme Notre-Seigneur le permet, ils ne les gardent jamais, lorsqu'ils vont communier ou célébrer les saints mystères ; ils croient qu'alors ils doivent observer à la lettre ce qui fut dit à moïse ou à Josué, fils de Nave : « Déliez votre chaussure, car le lieu où vous êtes est saint. » (Exod., III, 5; Josué, V, 16.)
LIVRE II : DE L'OFFICE DE NUIT
1. Objet du second livre.
Après avoir montré le soldat du Christ ainsi revêtu corporellement et spirituellement, nous ferons connaître ce qui a été établi en Orient par les anciens Pères pour la récitation des psaumes et de l'office canonial.
Pour ce qui est de la prière en elle-même et de la recommandation de saint Paul de prier sans cesse, nous espérons, avec la grâce de Dieu, en parler lorsque nous rapporterons les conférences des anciens Pères (1).
1 Cassien a traité ce sujet dans la IXe Conf., ch. III et suiv., et dans la Xe Conf., ch. VII.
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2. Du nombre des psaumes de l'office selon les provinces.
Nous voyons que, dans d'autres pays, beaucoup ont établi à ce sujet des usages et des règles différentes, parce qu'ils ont suivi leurs idées particulières et qu'ils ont, comme le dit saint Paul , « le zèle de Dieu sans en avoir la science. » (Rom., X, 2.) Quelques-uns ont pensé qu'il fallait dire chaque nuit vingt ou trente psaumes, en y ajoutant même le chant de plusieurs antiennes et de plusieurs autres prières. Quelques-uns même ont voulu aller au delà. D'autres, au contraire, se sont bornés à dix-huit psaumes. La règle est différente partout, et nous voyons, pour ainsi dire, autant d'usages qu'il y a de monastères et de cellules. Il y en a même qui se sont imaginé qu'il fallait dire, pour l'office du jour, autant de psaumes que les heures en indiquent, trois pour tierce, six pour sexte et neuf pour none ; d'autres en ont fixé six pour chaque partie de l'office. Je crois qu'il est nécessaire de faire connaître la coutume très-ancienne des Pères, qui est encore observée dans toute l'Égypte par les solitaires, afin que l'enfance du nouveau monastère pour lequel j'écris, se forme sur des institutions consacrées par tant de siècles et de vertus.
3. De la règle observée en Égypte.
Dans toute l'Égypte et la Thébaïde, où les monastères ne sont pas livrés à l'arbitraire des supérieurs,
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mais sont restés fidèles jusqu'à ce jour aux traditions des anciens, nous voyons adoptés, pour l'office de nuit, les psaumes qui avaient été fixés par les premiers solitaires. Car non-seulement on ne permet à aucun religieux de rien innover dans le monastère, mais on ne le laisse pas même libre de ses actions dans sa cellule, à moins qu'il n'ait renoncé à tous ses biens et aussi à sa propre volonté, en reconnaissant qu'il doit obéir en toute chose.
Celui qui abandonne le monde pour vivre dans une communauté, ne doit pas, quelle qu'ait été sa position et sa fortune, s'enorgueillir de ce qu'il a laissé ou apporté au monastère. Il doit obéir à tous pour renaître, selon le précepte de Notre-Seigneur, sans se rappeler son âge et les années nombreuses qu'il a si inutilement perdues dans le monde. En commençant cette vie spirituelle, où il prend le joug du Christ et s'exerce à ses combats, il faut qu'il se soumette à tous, même aux plus jeunes; il faut qu'il se livre au travail et à la fatigue, afin de gagner de ses propres mains, selon la recommandation de l'Apôtre, ce qui lui est nécessaire pour vivre et pour recevoir ses frères, et afin d'expier ainsi le faste et les délices de sa vie passée, en acquérant, à la sueur de son front, la véritable humilité du coeur. On ne choisit jamais pour supérieur d'un monastère qu'un religieux qui a appris, par l'obéissance, ce qu'il doit commander aux autres, et qui ait longtemps pratiqué les traditions qu'il doit enseigner à ses plus jeunes frères. Au dire de tous les anciens, c'est là le vrai moyen de bien se conduire et de bien conduire les
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autres, et c'est un don précieux et une grande grâce du Saint-Esprit. Personne ne peut donner des conseils salutaires à ceux qui lui obéissent, s'il ne sait par expérience la règle de toutes les vertus, comme personne ne peut obéir à son supérieur, s'il n'est rempli de la crainte de Dieu et d'une humilité parfaite.
Si nous voyons aujourd'hui, dans les autres provinces, tant de règles et d'observances différentes, c'est que nous osons gouverner les monastères sans bien connaître les institutions des anciens et que nous devenons, pour ainsi dire, supérieurs avant d'avoir été novices. Nous avons plus de zèle à imposer nos idées particulières, qu'à faire observer la doctrine de nos prédécesseurs. Mais je m'aperçois qu'au lieu de parler de la règle qu'il faut garder pour l'office, je me laisse entraîner à vous entretenir des traditions anciennes, dont il sera question plus tard. Revenons maintenant à notre sujet.
4. De l'office de la nuit.
Toute l'Égypte et la Thébaïde, comme nous l'avons dit, conservent, pour l'office du soir et de la nuit, le nombre de douze psaumes, après lesquels viennent deux leçons, l'une de l'Ancien Testament, l'autre du Nouveau. Cette coutume, très-ancienne, est observée depuis bien des siècles par presque toutes les provinces, et si elle est arrivée jusqu'à nous, c'est qu'on assure qu'elle n'a pas été établie par la volonté des
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hommes, mais qu'elle a été imposée à nos Pères par le ministère d'un ange.
5. Le nombre des psaumes fixé par un anse.
Dans les temps de la primitive Église, les religieux étaient en petit nombre, mais d'une grande vertu. Ils avaient reçu leur règle de l'évangéliste saint Marc, qui fut le premier évêque d'Alexandrie. Et non-seulement ils observaient ce qui est rapporté des fidèles dans les Actes des apôtres: « La multitude de ceux qui croyaient, n'avait qu'un coeur et qu'une âme. Aucun ne disait à lui ce qu'il possédait, mais tout était commun entre eux. Ceux qui avaient des champs et des maisons, les vendaient, et en apportaient le prix aux pieds des Apôtres, qui partageaient selon le besoin de chacun. » (Act., IV, 26.) Ils pratiquaient encore des choses beaucoup plus parfaites. Ils se retiraient dans les endroits les plus écartés de la ville, et ils menaient une abstinence si rigoureuse, que les infidèles mêmes admiraient leur incroyable austérité.
Ils s'appliquaient jour et nuit, avec tant d'ardeur, à la méditation des saintes Écritures, à la prière et au travail des mains, qu'ils en perdaient le désir et la pensée même de la nourriture, et c'était après deux ou trois jours seulement, que la faiblesse de leur corps les obligeait à prendre quelque chose, plutôt par nécessité que par plaisir; et ils ne le faisaient pas avant le coucher du soleil, afin d'employer sa lumière à leurs saintes études et de prendre soin de leurs
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corps pendant la nuit seulement, tout en se livrant à d'autres pratiques d'une admirable piété. Ceux qui n'ont pas appris ces choses dans le pays même, peuvent les voir dans l'histoire ecclésiastique (1).
Lorsque la perfection de ces premiers chrétiens était encore présente à la mémoire de leurs successeurs, et que la foi ardente des religieux n'était pas affaiblie par le relâchement des communautés trop nombreuses, nos Pères, dans l'intérêt de ceux qui devaient venir après eux, se réunirent pour fixer l'office qui serait célébré chaque jour dans les monastères, afin de laisser à leur postérité cet héritage de paix et de piété à l'abri de toute discussion. Ils craignaient que la récitation publique des prières ne fût une occasion de trouble et de division parmi ceux qui devaient avoir le même but, et que la différence qui s'introduirait dans les offices ne devînt, par la suite, une source déplorable d'erreurs, d'envie et de séparation.
Dans cette sainte assemblée, la ferveur de chacun lui faisait oublier la faiblesse des autres, et l'on proposait des choses que l'ardeur de la piété semblait rendre faciles, sans s'inquiéter si elles étaient possibles à la généralité des frères parmi lesquels se trouvent nécessairement beaucoup d'infirmes. On voulait adopter un grand nombre de psaumes : les uns en proposaient cinquante, les autres soixante; d'autres même
1 On peut consulter sur ce sujet: Eusèbe de Césarée, l. II ch. XV, XVI; Sozomène, I, XII, XIII; Cassiodore, Hist. tripart., III, I; Nicéphore, I, XV; IX, XIV.
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en demandaient davantage. Cette sainte contestation au sujet de la règle dura jusqu'au soir, et quand vint l'heure de réciter les prières accoutumées, quelqu'un se leva au milieu de l'assemblée pour chanter les psaumes. Tous les religieux s'assirent alors, comme c'est encore l'usage en Égypte, et regardèrent celui qui officiait, en s'unissant à lui de tout leur cœur. Lorsqu'il eut récité onze psaumes d'un ton égal et sans s'arrêter, en les séparant seulement par une prière, il en ajouta un douzième qu'il finit par l'alléluia. Puis il disparut tout à coup aux yeux de tous, terminant ainsi la discussion et l'office.
6. Des psaumes et des leçons.
La vénérable assemblée des Pères comprit que Dieu avait bien voulu leur donner, par le ministère d'un ange, une règle générale pour toutes les communautés de frères. Ils décidèrent donc qu'on adopterait ce nombre de psaumes pour l'office du soir et de la nuit, en y ajoutant deux leçons, l'une tirée de l'Ancien, et l'autre du Nouveau Testament; mais comme ces leçons étaient établies par eux en dehors de ce que l'ange avait fixé, ils ne les proposèrent qu'à ceux qui voudraient bien les adopter, afin de mieux apprendre et méditer les saintes Écritures. Le samedi cependant et le dimanche, ces leçons étaient choisies toutes les deux dans le Nouveau Testament. L'une était tirée des épîtres de saint Paul ou des Actes des apôtres, l'autre des Évangiles, et ceci est observé pendant tout le
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temps pascal par tous ceux qui aiment connaître et posséder la sainte Écriture.
7. De la manière de prier.
Voici comment ces religieux commencent et finissent leurs prières. Lorsque le psaume est terminé, ils ne se hâtent pas de s'agenouiller, ainsi que nous le faisons dans cette province, quelquefois même avant qu'il soit achevé, comme pour nous débarrasser plus promptement de l'office. Quand nous voulons dépasser la règle qui a été établie autrefois par nos Pères, nous comptons les psaumes qui restent à dire, et nous cherchons à les finir, en nous préoccupant beaucoup plus de la fatigue de nos corps que de l'utilité et des avantages que peuvent en retirer nos âmes. Les solitaires d'Égypte n'agissent point ainsi. Avant de fléchir le genou, ils prient quelque temps et se tiennent presque toujours debout. Ils se prosternent ensuite un instant par terre pour adorer la bonté divine, puis ils se relèvent promptement et se tiennent les mains étendues, comme auparavant, en s'appliquant avec ardeur à la prière. Ils disent qu'en restant plus longtemps prosternés par terre, ils seraient plus exposés aux distractions, et aussi plus tourmentés par le sommeil. Hélas! ne le savons-nous pas par expérience, et ne l'éprouvons-nous pas tous les jours? Nous aimons à multiplier ces prostrations et nous souhaitons les faire durer longtemps, parce qu'elles sont plus agréables à notre corps que favorables à notre prière. Quand celui qui
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doit dire l'oraison se lève, tous se lèvent avec lui, et personne ne se permet de le devancer, lorsqu'il fait la génuflexion, ou de rester prosterné , lorsqu'il se relève. Ce serait paraître ne pas s'unir à ses frères et vouloir prier seul.
8. Du Gloria Patri à la fin de chaque psaume.
Nous voyons dans cette province, quand celui qui chante le psaume l'a fini, tous les autres se lever et chanter à haute voix avec lui : Gloire au Père, au Fils, et au Saint-Esprit; rien de semblable ne se fait dans tout l'Orient. Lorsque le psaume est terminé, tous prient en silence, et c'est par l'antienne seulement qu'on rend gloire à la sainte Trinité.
9. De la tenue pendant la prière.
L'ordre que nous suivons dans ces institutions nous a conduit à parler de la prière, quoique notre intention soit d'en traiter plus longuement dans les conférences de Pères, et d'en expliquer, par leurs entretiens mêmes, la nature et les règles. Mais nous avons pensé qu'il était bon d'en dire ici quelque chose, puisque l'occasion s'en présentait, afin de former l'homme à l'extérieur et de jeter les premiers fondements de la prière, pour le diriger ensuite à l'intérieur et lui enseigner la perfection. Si Dieu nous retire de la vie présente, avant d'avoir pu écrire ce livre que nous nous proposons d'entreprendre avec l'aide de sa grâce,
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nous désirons du moins ébaucher, dans celui-ci, une oeuvre si nécessaire et satisfaire ainsi un peu votre attente. Nous profiterons du temps que Dieu nous laisse encore, pour vous dire sur la prière quelque chose qui puisse être utile à tout le monde, mais surtout aux religieux qui vivent dans les monastères. Ceux auxquels ne parviendront pas les conférences des Pères, trouveront ici quelques enseignements sur la prière, et s'ils apprennent à régler le vêtement de l'homme extérieur, ils sauront également ce qu'ils doivent faire en offrant à Dieu leurs sacrifices de louange. Car ce que nous écrivons maintenant regarde surtout la vie extérieure et les institutions des communautés, tandis que nos autres écrits auront pour objet la science et la perfection spirituelle. Ils exposeront par conséquent davantage la vie et la doctrine des solitaires.
10. Avec quel soin il faut éviter le bruit.
Lorsque les solitaires se réunissent pour célébrer l'office, tout le monde garde le plus profond silence, et, dans cette multitude de frères, on n'entend que celui qui se lève pour réciter les psaumes ; il semble que l'église est déserte. A la fin de la prière surtout, personne ne crache, ne tousse, ne se mouche et ne bâille ; aucun gémissement, aucun bruit, aucune parole ne trouble les assistants et ne couvre la voix du prêtre qui récite l'oraison. A peine si quelquefois un religieux laisse échapper, dans l'ardeur de son
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amour, quelque soupir enflammé qu'il n'a pu contenir en son coeur.
Ceux, au contraire, qui prient d'une manière bruyante, ou qui montrent, par leurs bâillements, leur peu de ferveur, sont reconnus coupables d'une double faute. Ils profanent d'abord la prière, puisqu'ils l'offrent avec négligence à Dieu; ils troublent ensuite, par le bruit qu'ils font, ceux qui les entouraient et qui priaient peut-être sans eux avec plus de recueillement. Aussi nos Pères nous recommandent de terminer promptement la prière , de peur qu'en la prolongeant trop, nous ne soyons obligés de l'interrompre pour nous moucher ou pour cracher. Il faut pouvoir la faire avec ferveur, en nous hâtant de la dérober aux piéges de l'ennemi. Le démon sans doute nous poursuit toujours; mais c'est surtout pendant la prière qu'il nous attaque, lorsque nous demandons le secours de Dieu contre lui. Il cherche alors à troubler nos sens et à nous distraire, pour affaiblir et éteindre la sainte ardeur qui s'allumait dans nos âmes. Aussi les maîtres de la vie spirituelle pensent qu'il vaut mieux faire des prières courtes et les répéter plus souvent. En multipliant ces prières., nous nous attacherons plus intimement à Dieu, et, en les faisant courtes, nous éviterons mieux les traits que le démon lance, surtout alors, contre nous (1).
1 Il ne s'agit pas ici des prières canoniques, qui sont réglées par l'Église, mais des prières que les religieux font en particulier. L'auteur recommande l'usage des oraisons jaculatoires.
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11. De l'attention à la prière.
C'est pour cette raison que ces saints solitaires n'ont pas voulu dire entièrement quelques psaumes qui se récitent en commun. Comme ilà sont plus longs que les autres, ils les divisent en deux ou trois parties qu'ils séparent et terminent par les petites prières d'usage. Ce n'est pas la multitude des versets qu'ils recherchent, mais l'intelligence des paroles, et ils font tous leurs efforts pour dire comme l'Apôtre : « Je chanterai de coeur les psaumes, je les chanterai avec intelligence. » (I Cor., XIV, 15.) Ils trouvent qu'il est plus utile de chanter dix versets avec l'application convenable que de réciter tout le psaume en laissant égarer sa pensée. Les distractions viennent souvent de la précipitation de celui qui récite les psaumes lorsqu'il voit ce qui reste encore à dire; il ne s'applique pas à bien prononcer et à bien se faire comprendre de ceux qui l'écoutent, mais il ne pense qu'au moment où sera terminé l'office.
Si quelqu'un des jeunes frères, par ferveur ou par ignorance , veut dépasser le nombre des psaumes prescrits, le supérieur l'arrête en frappant de la main sur son siége, et alors tous se lèvent pour l'oraison. Il évite ainsi, avec tout le soin possible, que la longueur des psaumes ne fatigue les assistants, et que le religieux chargé de l'office ne perde l'intelligence de ce qu'il dit, et ne nuise de plus aux autres en les importunant de son zèle.
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Ils observent aussi scrupuleusement qu'au répons alléluia, on ne dise aucun psaume qui n'ait ce mot pour titre (1).
Les douze psaumes qu'on récite se partagent de cette manière: s'il y a deux religieux, ils en disent chacun six; s'il y en a trois, ils en disent quatre, et s'il y en a quatre, ils en disent trois. Jamais un religieux dans les réunions n'en dit davantage, et ainsi, quelque nombreuse que soit la communauté, il n'y a jamais plus de quatre frères qui soient chargés de la récitation de l'office.
12. Pourquoi les religieux sont assis pendant les psaumes.
Les solitaires , en acquittant ce nombre canonique de douze psaumes, restent en repos. Dès qu'ils se réunissent pour célébrer l'office, celui qui doit réciter les psaumes se lève seul au milieu de l'assemblée, les autres se tiennent assis sur des siéges très-bas, et l'écoutent en s'unissant à lui de tout leur coeur. Leurs jeûnes, leurs travaux du jour et leurs veilles les fatiguent tellement que, sans cet adoucissement, ils ne pourraient rester debout jusqu'à la fin. Car ils ne s'accordent jamais un moment de repos, et non-seulement ils appliquent sans cesse leurs mains aux travaux qu'ils peuvent faire pendant le jour, mais encore ils choisissent souvent des ouvrages qu'ils ne seront pas
1 Il y a vingt psaumes qui ont pour titre le mot alléluia, et qui , dès le temps des Apôtres, servaient à exprimer les joies de l'Église.
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forcés d'interrompre pendant les ténèbres de la nuit. Ils pensent que, plus ils seront occupés, plus ils arriveront à la pureté du coeur et s'élèveront à la contemplation des choses spirituelles.
Ils sont persuadés que Dieu a limité ainsi le nombre des psaumes pour que les plus fervents puissent porter plus loin l'ardeur de leur zèle sans que les faibles et les malades aient à souffrir de la longueur de l'office. Dès que les prières sont terminées, chacun retourne à sa cellule ; il y reste seul ou avec un compagnon qu'on lui a permis d'avoir, soit pour s'aider dans leur travail, soit qu'ils aient été convertis ou formés ensemble, soit qu'il y ait entre eux un rapport de vertu. Les religieux rentrés dans leur cellule y offrent à Dieu de nouvelles prières et ne se laissent point aller au sommeil, jusqu'à ce que la lumière du soleil, venant à paraître, fasse succéder aux exercices de la nuit et à la méditation les travaux du jour.
13. Pourquoi les religieux ne dorment pas après l'office.
Outre le désir qu'ils ont d'offrir à Dieu le travail de leurs mains , comme un sacrifice qui lui est agréable, ils ont deux raisons pour s'occuper ainsi avec persévérance, et nous qui aspirons à la perfection, nous devons nous appliquer à les imiter.
Ils veulent premièrement empêcher l'ennemi qui rôde et nous attaque sans cesse, de troubler pendant notre sommeil cette pureté que nous avons acquise par nos prières de la nuit. Nous les avons offertes à
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Dieu pour nos négligences et nos fautes involontaires; nous avons imploré notre pardon par nos gémissements, et le démon, s'il nous trouvait endormis, chercherait à nous faire perdre cette pureté qu'il nous a vu désirer avec une plus grande ferveur; et ce qu'il n'a pu faire pendant la nuit, il s'efforcerait de l'accomplir pendant ces quelques instants de repos.
Secondement, quand même ce piége du démon ne serait pas à craindre , ce paisible sommeil qui doit durer si peu pourrait jeter le religieux, à son réveil, dans un assoupissement capable d'affaiblir, pour toute la journée, la ferveur de son âme, d'éteindre la vivacité de son esprit et d'épuiser la générosité de son coeur. Nous perdrions ainsi les moyens de résister avec plus de vigilance et de force aux embûches de l'ennemi. C'est pour cela que les solitaires joignent leurs veilles particulières à celles que leur impose l'office, et qu'ils s'y appliquent même avec plus de soin, afin de conserver cette pureté qu'ils ont acquise par la prière, et de préparer, par leurs méditations de la nuit, cette force et cette vigilance qui doivent être leur sauvegarde pendant le jour.
14. Utilité du travail des mains pendant la méditation.
Ils joignent aussi à leurs veilles le travail des mains, pour que l'oisiveté ne les livre pas au sommeil, et ils ne l'interrompent, pour ainsi dire, pas plus que la méditation. Ils exercent également les facultés de l'âme et du corps pour associer les efforts de l'homme extérieur au progrès de l'homme intérieur. Le poids du travail est comme une ancre ferme et immobile qu'ils opposent aux mouvements dangereux de leurs coeurs et aux flots tumultueux de leurs pensées, afin d'en fixer les caprices et la légèreté dans les murs de leurs cellules, comme dans un port assuré, en veillant ainsi sur eux-mêmes et en s'appliquant à la méditation des choses saintes. Non-seulement ils évitent les tentations et les désirs coupables, mais ils se préservent encore de toute pensée oiseuse et superflue; et il est difficile de dire si c'est pour mieux méditer qu'ils s'occupent sans cesse de travaux manuels, ou si c'est par cette assiduité au travail qu'ils acquièrent tant de piété, de science et de lumière.
15. Du silence et de l'application au travail.
Lorsque les psaumes sont finis et que la réunion est terminée, comme nous l'avons exposé, aucun religieux ne s'arrête et ne se permet de causer avec un autre. Personne, même pendant tout le jour, ne sort de sa cellule et ne quitte le travail dont il s'occupe, à moins qu'il n'y soit forcé par quelque devoir. Pendant les travaux extérieurs, toute conversation est interdite. Chacun, en accomplissant la tâche qui lui est donnée , récite de mémoire quelque psaume ou quelque passage des saintes Écritures. On évite ainsi, non-seulement les tentations du mal et les projets coupables, mais encore les entretiens inutiles, puisque la bouche et le coeur sont toujours appliqués à la méditation des
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choses saintes. Il est expressément défendu , surtout aux plus jeunes, de s'arrêter même un instant, de se retirer à l'écart et de se serrer la main. Ceux qui manquent en quelque chose à ce point de la règle, sont déclarés coupables d'une faute grave , et soupçonnés d'avoir un esprit indocile et dangereux; et tant qu'ils n'ont pas fait une pénitence publique devant tous leurs frères, il ne leur est pas permis d'assister aux offices.
16. De la séparation de ceux qui sont en pénitence.
Si quelqu'un est retranché de la prière publique pour une faute, il n'est permis à personne de prier avec lui, avant qu'il se soit prosterné par terre pour demander pardon et qu'il ait été réconcilié par l'abbé, en présence de tous les frères. Les religieux observent avec soin cette règle, et se séparent de celui qui a été retranché de la prière publique et livré à Satan, selon l'expression de l'Apôtre. Et si quelqu'un, poussé par une charité indiscrète, priait avec lui avant qu'il ait été absous par le supérieur , il encourrait la même condamnation et se livrerait volontairement au démon comme l'autre a mérité de l'être, et la faute serait d'autant plus grande qu'en s'entretenant et en priant avec le coupable, il encouragerait son orgueil et le ferait persévérer dans le mal. Cette consolation lui serait pernicieuse, parce qu'elle endurcirait son coeur et l'empêcherait de s'humilier comme il l'a mérité. Il
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s'habituerait à faire peu de cas des réprimandes de ses supérieurs, et ne penserait bientôt plus à reconnaître ses fautes et à en demander pardon.
17. Avec, qu’elle exactitude il faut réveiller les religieux pour la prière.
Celui qui est chargé de réveiller les religieux et de les réunir pour l'office, ne suit pas son caprice pour le faire, en écoutant la disposition où il est lui-même de dormir ou de ne pas dormir. Quoiqu'il ait l'habitude de réveiller, tous les jours, les frères à la même heure, il se tient sur ses gardes et consulte souvent le cours des étoiles pour savoir s'il est temps de commencer l'office. Il évite ainsi, ou de laisser passer l'heure, en cédant au sommeil, ou de l'avancer par le désir qu'il a de dormir à son tour, en paraissant s'inquiéter moins de l'office et du sommeil de ses frères que de son propre repos.
18. Les religieux ne s'agenouillent pas le dimanche et pendant le temps pascal.
Nous devons dire aussi qu'en Égypte, depuis les vêpres du samedi qui commencent le dimanche, jusqu'aux vêpres suivantes , l'usage est de ne pas s'agenouiller, ainsi que pendant les cinquante jours de Pâques, et qu'on ne pratique pas non plus alors les jeûnes ordinaires. Nous donnerons l'explication de
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cet usage dans les conférences des Pères, si Dieu nous accorde la grâce de les écrire (1).
Notre intention maintenant est de dire brièvement les choses, afin que ce volume par son étendue ne devienne pas fatigant et ennuyeux au lecteur.
1 Conf., XXII.
LIVRE III : DE L'OFFICE ET DES PSAUMES DU JOUR
1. Objet de ce livre.
Après avoir exposé, autant que notre peu de talent nous l'a permis et selon la grâce que Dieu nous a faite, la règle qu'on observe en Égypte pour l'office et les psaumes de la nuit, nous allons dire comment se célèbrent tierce, sexte et none, dans les couvents de la Palestine et de la Mésopotamie, afin d'adoucir par leurs usages, ainsi que nous l'avons promis en commençant, ce qui semble trop parfait et trop rigoureux dans la règle des solitaires de l'Égypte.
2. De l'usage des solitaires de l'Égypte pour les différentes heures du jour.
Les prières que nous récitons à certains intervalles et lorsqu'on nous avertit de le faire, les solitaires de
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l'Égypte les offrent à Dieu sans interruption et s'y appliquent toute la journée, en y joignant le travail des mains; car ils s'occupent toujours dans leurs cellules, tout en méditant les psaumes et la sainte Écriture. Ils mêlent ainsi à chaque instant à leurs travaux les prières que nous récitons à des heures déterminées. Ils ne se réunissent que pour l'office du soir et de la nuit, et ne s'assemblent, pendant le jour, que le samedi et le dimanche, où ils viennent à l'église pour recevoir la sainte Communion à l'heure de tierce. En effet, la prière continuelle que nous offrons à Dieu lui est plus agréable que celle qu'on interrompt de temps en temps. L'offrande volontaire que nous en faisons est plus méritoire que les exercices de piété qui nous sont, imposés par la règle. Et David s'en réjouit et s'en glorifie, lorsqu'il dit : « Je vous offrirai, Seigneur, un sacrifice volontaire. » (Ps. LIII, 17.) « Recevez favorablement, Seigneur, les louanges que ma bouche vous offre volontairement. » (Ps.
CXVIII, 77.)
3. Des psaumes et des prières qu'on récite aux heures de tierce, de sexte et de none.
Dans les monastères de la Palestine, de la Mésopotamie et de tout l'Orient, on ne dit tous les jours que trois psaumes, aux heures que nous venons de désigner. Ces prières qu'on offre à Dieu, à des moments déterminés, maintiennent l'âme en sa présence, sans que leur longueur empêche cependant de se livrer aux travaux nécessaires.
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Nous voyons que le prophète Daniel offrait régulièrement à Dieu ses prières à ces trois heures de la journée, et qu'il ouvrait, pour le faire, les fenêtres de sa chambre. (Daniel, VI, 10.) Ce n'est pas sans rai-son que ces heures ont été choisies pour célébrer l'office; car c'est à ces heures qu'ont été accomplies les promesses divines et les grandes oeuvres de notre salut.
C'est à l'heure de tierce que l'Esprit-Saint, promis par les prophètes, est descendu sur les Apôtres qui étaient réunis pour prier. Les Juifs incrédules s'étonnaient de leur entendre parler toutes les langues, et expliquaient ce don du Saint-Esprit en disant, par dérision, qu'ils étaient pris de vin. Pierre, se tenant au milieu d'eux , leur dit : « O Juifs, et vous tous qui habitez Jérusalem, écoutez ce que je vais dire, et soyez attentifs à mes paroles. Ceux que vous entendez ne sont pas ivres, comme vous le pensez, puisque nous ne sommes qu'à la troisième heure. Mais c'est ce qui a été annoncé par le prophète Joël : Dans ces nouveaux jours, dit le Seigneur, je répandrai mon esprit sur toute chair; vos fils et vos filles prophétiseront, vos jeunes gens auront des visions, et vos vieillards des songes. En ces jours-là, je répandrai mon Esprit sur vos serviteurs et vos servantes, et ils prophétiseront. » (Act., II, 14; Joël, II, 28.) Toutes ces choses s'accomplirent à l'heure de tierce, et le Saint-Esprit, promis par les prophètes, descendit à ce moment sur les Apôtres.
Ce fut à la sixième heure que l'Hostie sans tache,
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Notre-Seigneur et Sauveur Jésus-Christ, s'offrit à son Père pour le salut du monde, et monta sur la Croix où il effaça les péchés des hommes ; il désarma les principautés et les puissances ennemies, et il en triompha publiquement ; il nous délivra de cette dette insolvable que nous avions malheureusement contractée; il déchira le titre que nous avions souscrit, et l'attacha comme un trophée à sa croix. (Coloss., II, 14.)
A la même heure, saint Pierre, dans un ravissement, eut la révélation de la vocation des gentils figurée par le vase évangélique qui descendait du ciel, et il comprit la purification des animaux qui y étaient enfermés, lorsqu'une voix d'en haut lui dit. « Lève-toi, Pierre, tue et mange. » ( Ad., X, 13.) Cette nappe descendant du ciel par les quatre coins lui représentait évidemment l'Évangile. Les quatre récits des Évangélistes, qui semblent séparés, ne font cependant qu'un seul Évangile, qui expose sans se contredire la naissance du Christ, sa divinité, ses miracles et sa Passion. Il n'est pas dit que c'était une toile, mais comme une toile; la toile est le symbole de la mortification (1). Notre-Seigneur, dans sa Passion, n'a pas subi la mort comme une loi de la nature humaine; mais il s'y est soumis lui-même volontairement. Il est dit que c'était comme de la toile, parce qu'il est mort selon la chair et non selon l'esprit. Son âme n'est pas restée aux enfers, et sa chair n'a pas vu la corruption. (Ps. XV, 10.) Et il a dit : « Personne
1 La toile sert à ensevelir les morts.
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ne m'ôte la vie, mais je la donne de moi-même. J'ai le pouvoir de la laisser, et j'ai aussi le pouvoir de la reprendre. (S. Jean, XI, 16.)
C'est dans cette enveloppe des Évangélistes descendue du ciel, c'est-à-dire inspirée par le Saint-Esprit, que toutes les nations qui vivaient en dehors des observances légales et qui passaient pour impures, ont été frappées par la foi et par la parole du Christ pour les faire mourir au culte des idoles, et elles sont devenues, par le ministère de Pierre, un aliment pur et salutaire.
A l'heure de none, Jésus-Christ descendit aux enfers et en dissipa les épaisses ténèbres par la splendeur de sa gloire. Il en brisa les portes d'airain et les serrures de fer; il délivra les saints qui s'y trouvaient captifs et les conduisit avec lui dans le ciel; il écarta l'épée de flamme et rendit à l'homme le paradis qu'il avait perdu.
Ce fut à la même heure que le centenier Corneille, qui persévérait dans l'oraison, apprit d'un ange que ses prières et ses aumônes étaient montées devant Dieu, et il eut ainsi, à l'heure de none, la révélation de la vocation des gentils, que saint Pierre avait eue dans son ravissement à l'heure de sexte. (Act., X.)
On lit aussi dans un autre passage des Actes des Apôtres que Pierre et Jean montaient au temple pour prier à la neuvième heure. (Act., III, 1.) Tout ceci prouve clairement que ce n'est pas sans raison que les saints des termes apostoliques ont consacré ces heures à la célébration des offices et que nous devons
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le faire à leur exemple. Si nous n'étions pas forcés , par une sorte de loi, de nous acquitter de ces exercices de piété à des heures régulières, nous pourrions quelquefois , par oubli, paresse ou embarras des affaires, passer tout le jour sans prier.
Que dirai-je des vêpres, de ces sacrifices du soir, que la loi de Moïse prescrivait dans l'Ancien Testament? Tous les jours, dans le temple, des holocaustes étaient offerts le malin, et des sacrifices le soir, et ces offrandes étaient des figures, comme le prouve David lorsqu'il dit : « Que ma prière s'élève en votre présence comme l'encens, et que mes mains élevées vers vous soient mon sacrifice du soir. (Ps. CXL., 2.)
On peut cependant donner à ce sacrifice du soir une interprétation plus profonde et y voir ce vrai sacrifice que Notre-Seigneur offrit dans la dernière cène avec ses Apôtres, lorsqu'il institua les plus augustes mystères de l'Église ; ou encore le sacrifice du soir qu'il offrit le jour suivant et qui durera jusqu'à la fin des siècles, lorsqu'il éleva les mains vers son Père pour le salut du monde entier. Il éleva les mains en les étendant sur la Croix. Il nous retira des abîmes où nous étions plongés, et nous éleva vers le ciel, selon la promesse qu'il nous avait faite : « Lorsque je serai élevé de terre , j'attirerai tout à moi. » (S. Jean, XIV, 21.)
Pour ce qui est de l'office du matin ou des laudes, nous savons à quoi nous en tenir, puisque nous y chantons tous les jours : « Mon Dieu, mon Dieu, je vous cherche dès l'aurore... Je vous méditerai dès le
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matin. » (Ps. LXII, 2, 5.) « Je me suis hâté de crier vers vous... Je vous ai regardé avant le jour, pour méditer vos paroles. » (Ps. CXVIII, 147, 148.)
C'est à ces différentes heures que le père de famille de l'Évangile conduisit les ouvriers dans sa vigne. (S. Matth. , XX.) Il est dit qu'il alla les chercher au point du jour, c'est le moment où nous disons les matines, puis à la troisième heure, à la sixième, à la neuvième, enfin à la onzième, qui représente l'office du soir, où nous avons besoin de lumière.
4. De l'établissement de l'office de prime.
Il faut savoir que cette première heure du matin, qui s'observe particulièrement aujourd'hui dans les provinces d'Occident, a été établie, pour la première fois de notre temps, comme prière canonique, dans notre monastère de Bethléem, où Jésus-Christ Notre-Seigneur, qui y est né d'une vierge et a daigné supporter les faiblesses de l'enfance, a bien voulu aussi fortifier et nourrir du lait de sa grâce l'enfance de ma vie religieuse. Jusqu'alors, après l'office du matin qu'on récite dans les monastères des Gaules, à la suite des psaumes et des oraisons de la nuit, en les séparant par un intervalle de quelques instants, les heures qui restaient avant le jour étaient accordées par nos Pères au soulagement du corps ; mais les religieux négligents profitaient de cette indulgence pour prolonger leur sommeil. Comme rien ne les obligeait à quitter leur cellule ou même à se lever de leur lit avant l'heure
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de tierce, ils perdaient le temps du travail et se rendaient, en dormant trop, incapables de bien prier pendant le reste de la journée, surtout quand les offices de la nuit, en durant jusqu'à l'aurore, leur avaient causé une plus grande fatigue. Quelques frères plus fervents se désolaient de cette négligence et s'en plaignirent aux supérieurs, qui, après un mûr examen et de longues délibérations, décidèrent qu'on laisserait reposer les religieux jusqu'au lever du soleil , sans les obliger à quelque lecture ou à quelque travail, et qu'on les réveillerait alors pour les faire assister à un nouvel office. On réciterait alors trois psaumes et trois prières, comme on le faisait depuis longtemps, à tierce et à sexte, en s'humiliant ainsi trois fois devant Dieu; il ne serait plus ensuite permis de dormir, et tous devraient commencer en même temps leur travail. Quoique cette règle paraisse avoir été établie dans cette circonstance et pour les motifs que nous venons d'indiquer, elle répond parfaitement à ce que dit le saint roi David, en observant à la lettre le nombre mystérieux qu'il indique : « Sept fois le jour, je célèbre vos louanges à cause des jugements de votre justice. » (Ps. CXVIII, 164.) Il est évident qu'en adoptant ce nouvel office, les religieux se réunissent sept fois pour louer le Seigneur. Quoique cet usage, venu d'Orient, se soit très-utilement répandu, nous voyons cependant que de très-anciens monastères de ces pays ne le suivent pas encore, afin de ne rien changer à la tradition des Pères.
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5. Il faut éviter le sommeil après les heures du matin.
Quelques personnes qui ne savent pas pourquoi ce nouvel office a été établi dans la province, se recouchent au sortir de prime et retombent ainsi dans les inconvénients que nos supérieurs avaient voulu éviter par ce moyen. Ils se hâtent même de terminer ces premières heures, afin que les négligents et les tièdes puissent donner encore quelque temps au sommeil. C'est ce qu'on ne devrait jamais faire, comme nous l'avons expliqué dans le livre précédent en exposant les usages des solitaires de l'Égypte. Car on court risque de perdre ainsi la pureté acquise dans les pieuses veilles de la nuit; le bien-être de notre corps ou quelques illusions du démon pourraient la ternir; et d'ailleurs ce sommeil , lors même qu'il ne serait pas troublé, suffirait pour affaiblir la ferveur de notre esprit et pour nous jeter dans la tiédeur et la mollesse pendant le reste de la journée. C'est ce que les solitaires d'Égypte évitent avec le plus grand soin, quoiqu'ils Se lèvent, en certains temps, de très-bonne heure et même avant le chant du coq. Lorsqu'ils ont célébré matines, ils prolongent leurs veilles jusqu'au point du jour, et le soleil, en se levant, les trouve dans cette ferveur d'esprit qu'ils conservent jusqu'au soir, parce qu'ils se sont préparés, dès le premier instant, à lutter contre le démon par leurs prières de la nuit et leurs saintes méditations.
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6. Le nombre des psaumes n'a pas été changé par l'établissement de l'heure de prime.
Nous devons remarquer que nos Pères, en ajoutant l'heure de prime, n'ont rien changé aux psaumes qu'on avait coutume de dire. L'office de la nuit est toujours le même. Les psaumes qu'on a séparés pour les laudes dans ces provinces se disent encore aujourd'hui, après les matines, avant le chant du coq et les premières lueurs du jour. Ces psaumes sont le CXLVIIIe, Laudate Dominum de caelis , et les deux
qui suivent. Ils ont réservé pour le nouvel office de prime les psaumes L, LXII et LXXXIX. Enfin, dans toute l'Italie, lorsque les prières du matin sont terminées, on chante dans les églises le psaume L, ce qui vient évidemment de l'usage dont nous parlons.
7. Règle pour ceux qui arrivent après l'office commencé.
Le religieux qui, à tierce, à sexte ou à none, n'arrive pas à l'office avant la fin du premier psaume, n'ose plus entrer à la chapelle et se mettre avec ceux qui psalmodient; mais il attend que l'office soit achevé et se tient à la porte jusqu'à ce que tous les frères sortent ; il se prosterne alors pour demander pardon de son retard et de sa négligence; il sait que c'est le seul moyen d'expier sa faute et qu'il ne serait pas admis à l'office suivant, s'il ne se soumettait pas humblement à cette pénitence. Pour l'office de nuit,
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On permet d'entrer jusqu'à la fin du second psaume, pourvu qu'on puisse prendre sa place avant que les frères se prosternent pour ; la prière qui termine le psaume. Si quelqu'un arrive un moment après, il ne profite pas de cette tolérance, et il est obligé de se soumettre à la pénitence dont nous avons parlé.
8. Des veilles du samedi.
Pour les veilles qui précèdent, chaque semaine, le samedi, nos anciens les ont adoucies. Surtout pendant l'hiver, où les nuits sont plus longues, on doit les terminer, dans les monastères, avant le quatrième chant du coq, afin que les frères qui ont veillé toute la nuit puissent se reposer pendant les deux heures qui restent à peine, et que ce court sommeil répare suffisamment leurs forces et les empêche d'être assoupis pendant toute, la journée. C'est ce que nous devons observer à leur exemple. Le sommeil qu'on nous accorde depuis les veilles de la nuit jusqu'au point du jour, c'est-à-dire jusqu'à l'office du matin, nous permettra de bien employer ensuite tout le jour au travail et à nos autres obligations. Sans cela, le sommeil dont nous nous privons la nuit, nous serions contraints par la fatigue et la faiblesse de le redemander au jour, et il semblerait qu'au lieu d'avoir mortifié notre corps, nous n'avons fait que changer l'heure de son repos.
Il est impossible que notre chair si fragile puisse veiller ainsi toute la nuit, et passer ensuite toute la
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journée sans que l'esprit succombe au sommeil, et que l'âme s'abandonne à la tiédeur. Ne pas dormir un peu après les matines, serait plutôt nous nuire que nous aider. En prenant au moins une heure de repos avant le lever du soleil, nous regagnerons toutes les heures que nous avons consacrées à la prière; nous donnerons à la nature ce qui lui est nécessaire, et nous ne serons pas forcés de lui rendre, pendant le jour, ce que nous lui avions retranché pendant la nuit. Celui qui, au lieu de retrancher avec discrétion au corps une partie de son repos, voudrait tout lui refuser, serait ensuite obligé de tout lui rendre ; il devait le priver du superflu , et non pas du nécessaire.
Pour que les veilles de la nuit ne causent pas une trop grande fatigue, on partage l'office en trois parties, et cette division devient, par la variété, un vrai soulagement pour le corps. Après avoir chanté debout trois antiennes, les religieux s'assoient à terre ou sur des sièges très-bas, et répondent aux psaumes qu'un seul récite. Chacun le fait à son tour pendant que les autres restent assis, et on dit ensuite les trois leçons. Le corps se fatigue moins de cette manière, et l'esprit est plus attentif à l'office.
9. De la raison des veilles du samedi, et pourquoi on ne jeûne pas ce jour-là en Orient.
Dès les premiers temps de la prédication des Apôtres, la piété des fidèles avait établi dans tout l'Orient
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ces veilles du samedi. Jésus-Christ, Notre-Seigneur, avait été crucifié le sixième jour de la semaine, et ses disciples, consternés de sa Passion, avaient passé toute la nuit en prières sans s'accorder le moindre sommeil. Depuis ce temps, jusqu'à notre époque, cette nuit du vendredi au samedi a été consacrée à de saintes veilles dans l'Orient. La fatigue de ces veilles y fait aussi suspendre le jeûne du samedi, et toutes les églises de ces contrées suivent cet usage. On peut appliquer à cet adoucissement pour le septième et le huitième jour le passage de l'Ecclésiaste, qui a cependant un autre sens mystique : « Donnez-leur le septième et même le huitième. » (Ecclés., XI, 2.) Il ne faut pas croire que, s'ils ne jeûnent pas le samedi, c'est pour célébrer le sabbat des Juifs, car ils sont très-éloignés de leur observance; mais c'est, comme nous l'avons dit , pour réparer les forces du corps. Ils jeûnent toute l'année, les cinq premiers jours de la semaine, et ils ne résisteraient pas à la fatigue, s'ils ne suspendaient leur jeûne pendant ces deux jours de veilles extraordinaires.
10. Pourquoi on jeûne à Rome le samedi.
Quelques personnes en Occident et surtout à Rome pensent que nous ne devons pas supprimer le jeûne du samedi ; ils ignorent les motifs qui nous le font faire, et disent que, ce jour-là précisément, saint Pierre jeûna, lorsqu'il devait confondre le magicien Simon. C'est ce qui prouve, au contraire, que ce jeûne
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n'était pas un jeûne canonique, puisqu'il était imposé pour un besoin particulier. On voit que saint Pierre prescrivit ce jeûne à ses disciples pour une circonstance spéciale qui ne devait pas durer toujours, et il ne l'eût pas fait, si ce jeûne avait déjà été en usage. Il eût certainement ordonné de jeûner, le dimanche même, si la dispute avait eu lieu ce jour-là, et il ne l'eût pas prescrit cependant comme une règle générale. C'était une obligation que la nécessité du moment imposait une seule fois.
11. En quoi l'office du dimanche diffère de celui des autres jours.
Il faut aussi le remarquer, les religieux , le dimanche, ne se réunissent pour l'office qu'une fois avant le repas; ils s'appliquent alors à dire d'une manière plus lente et plus solennelle les psaumes, les prières et les leçons, par respect pour la fête et pour la Communion qu'ils doivent faire, et ils s'acquittent, en même temps , des offices de tierce et de sexte. Ils ne retranchent rien à leurs prières à cause des leçons qu'ils y ajoutent; ils s'accordent cependant quelque adoucissement pour honorer la résurrection du Sauveur, puisqu'ils suspendent les jeûnes de la semaine; cette différence leur fait attendre le dimanche comme une fête et les aide à supporter les jeûnes qui doivent suivre. On supporte toujours plus facilement le travail et la fatigue , lorsqu'on y mêle un peu de repos et de changement.
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12. Le samedi et le dimanche on ne récite pas de psaumes au repas du soir.
Dans ces mêmes jours, c'est-à-dire le samedi, le dimanche et les fêtes où les religieux font deux repas, on ne dit pas de psaumes le soir, en se mettant à table ou en en sortant, comme on le fait à midi ou les jours de jeûne habituels; on se contente de ré-citer une prière avant et après le repas. Ce repas est extraordinaire pour les religieux, qui ne sont même pas obligés d'y assister, à moins qu'il n'y vienne des étrangers ou qu'ils n'y soient forcés par un besoin particulier ou par l'état de leur santé.
LIVRE IV : DU RÈGLEMENT DES MONASTÈRES
1. Objet de ce livre.
Après avoir fait connaître les psaumes et les prières dont se compose, chaque jour, l'office dans les monastères, nous suivrons l'ordre indiqué et nous dirons comment on y forme ceux qui renoncent au monde. Nous exposerons le plus rapidement qu'il nous sera possible, les conditions qu'on impose à celui qui veut se donner à Dieu et entrer dans une communauté. Nous nous appuierons pour cela sur les règles des solitaires d'Égypte, et sur celles des religieux de Tabenne, qui forme, dans la Thébaïde, un: monastère aussi supérieur aux autres par le nombre des frères que par la sévérité de leur observance. On y compte plus de cinq mille religieux, qui vivent sous la conduite d'un même abbé, et tous lés religieux, pendant toute leur vie, obéissent à leur supérieur avec plus de perfection que ne pourrait le faire un seul d'entre nous, pendant peu de temps.
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2 De la persévérance dans la vie religieuse.
Je pense qu'il faut montrer, avant tout, comment s'obtiennent cette persévérance, cette humilité, cette soumission si parfaite qui les fait rester dans leur communauté jusqu'à la vieillesse la plus avancée. Leur vertu est si grande, que nous ne nous rappelons pas l'avoir vu pratiquée par quelqu'un pendant une année dans nos monastères. Lorsque nous saurons quels sont les commencements de leur vie religieuse, nous comprendrons que, sur de tels fondements, on peut s'élever au sommet de la perfection.
3. Des épreuves de ceux qui se présentent pour être admis dans les monastères.
Celui qui désire suivre la règle d'un monastère, n'y est admis qu'après y être resté dix jours et même davantage, couché à la porte du couvent, et y avoir donné des preuves de sa persévérance, de sa patience et de son humilité. Il se prosterne aux genoux de tous les frères qui passent, et il en est repoussé et rebuté à dessein, comme si ce n'était pas par religion, mais par nécessité qu'il désirait entrer dans le monastère. On l'accable d'injures et de reproches pour éprouver sa constance, et voir s'il sera capable de supporter les affronts et de résister aux tentations. Lorsqu'on l'admet après cette épreuve, on a grand soin de le dépouiller de tout ce qu'il possède, et de ne pas lui laisser une
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seule pièce de monnaie. Les supérieurs savent bien qu'il ne pourrait pas suivre longtemps la règle du monastère, y pratiquer l'obéissance et l'humilité, et y vivre heureux dans les privations et la pauvreté, s'il pouvait se dire intérieurement qu'il possède encore quelque argent caché ; car dès qu'il éprouverait quelque trouble, la pensée de la ressource qu'il s'est réservée, le ferait sortir du monastère, comme la pierre lancée par une fronde.
4. Les monastères ne veulent pas profiter des biens de ceux qui se présentent.
On ne reçoit pas même de celui qui entre l'argent qu'il pourrait donner pour les besoins de la communauté. Cette offrande d'abord l'exposerait à l'orgueil, et à se croire au-dessus des frères qui seraient plus pauvres. Cette pensée l'empêcherait d'imiter les abaissements du Christ. Il aurait peine à supporter la règle du couvent; il perdrait bientôt cet esprit de renoncement qui l'animait d'abord dans sa tiédeur; il nuirait à la communauté, en réclamant et en exigeant par une sorte de sacrilège ce qu'il lui aurait apporté. C'est ce qu'il faut éviter avec soin, en profitant des leçons si fréquentes de l'expérience. Combien en avons-nous vus qui, après avoir été reçus trop facilement dans des monastères moins prudents, ont ensuite réclamé, en causant un grand scandale, l'argent qu'ils avaient donné et qu'on avait déjà employé à de bonnes oeuvres.
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5. Pourquoi les religieux quittent leurs vêtements du monde et en reçoivent d'autres.
On dépouille si bien celui qu'on admet de tout ce qu'il possède, qu'on ne lui permet même pas de conserver les vêtements qu'il portait. Il est introduit dans l'assemblée des frères; on lui ôte ses habits, et il reçoit des mains de l'abbé ceux du monastère, afin qu'il apprenne par là que, non-seulement il s'est dépouillé de tout ce qu'il avait autrefois et de tout le faste du monde, mais encore qu'il s'est abaissé jusqu'au dénuement et à la pauvreté de Jésus-Christ. Il ne doit plus vivre à l'avenir des richesses qu'il se procurait comme les hommes du siècle, ou qu'il aurait pu se réserver secrètement, mais des pieuses largesses du couvent qu'il recevra comme la solde d'un soldat. En reconnaissant qu'il ne possède rien et qu'il reçoit de ses supérieurs la nourriture et le vêtement, il apprendra, selon le précepte de l'Évangile, à ne pas s'inquiéter du lendemain, et il ne rougira pas de s'unir aux plus pauvres de la communauté, que Notre-Seigneur lui-même n'a pas rougi d'appeler ses frères; il se fera gloire, au contraire, d'être ainsi au nombre de ses serviteurs.
6. Pourquoi l'économe garde les vêtements du monde que les religieux quittent.
Ces habits qu'on ôte au novice sont remis à l'économe, qui les garde jusqu'à ce que ses progrès dans la
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piété, sa conduite avec les frères, et sa patience dans les épreuves, puissent faire compter sur sa persévérance. Si, après un certain temps, il paraît évident qu'il conservera sa première ferveur et qu'il restera dans la communauté, on donne ses habits aux pauvres. Mais si on le voit, au contraire, se laisser aller aux murmures et tomber dans quelques légères désobéissances, on lui retire les habits dont il avait été revêtu; on lui rend ceux qui avaient été mis à part, et on le renvoie. Car il n'est jamais permis de quitter le monastère avec le vêtement religieux, et celui qui, par sa tiédeur, se rend indigne de la profession, ne doit plus en porter l'habit. Aussi personne ne peut-il le garder, pour quitter le couvent, à moins qu'il ne profite des ténèbres de la nuit pour partir comme un esclave fugitif. Ordinairement lorsqu'un religieux est jugé indigne de rester dans la communauté, on lui ôte son costume en présence de toue les frères et on le chasse honteusement.
7. Ceux qui se présentent, avant d'être admis parmi les religieux, sont confiés aux soins de l'hôtellier.
Celui qui a été admis, éprouvé et revêtu de l'habit religieux comme nous l'avons raconté, n'a pas encore la permission de vivre avec les frères. On le confie à un ancien qui demeure près de l'entrée du Monastère et qui est chargé de recevoir les étrangers et les voyageurs, et de leur rendre tous les bons soins de l'hospitalité. Il passe sous sa conduite une année entière ,
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et lorsqu'il a ainsi montré son zèle envers les étrangers, sans avoir mérité le moindre reproche, lorsqu'il s'est formé par ce premier moyen à l'humilité et à la patience, et qu'il a été reconnu digne, après cette longue épreuve, d'être admis dans la communauté, il doit encore obéir à un autre ancien qui dirige dix jeunes religieux que l'abbé lui a confiés, comme nous voyons Moïse l'ordonner dans l'Exode. ( Exode, XVIII, 21.)
8. Des exercices auxquels on soumet les novices.
Le soin principal de ce directeur et sa grande science pour conduire le jeune religieux à la perfection, est de lui apprendre avant tout à vaincre sa volonté. Pour l'exercer à cette vertu, il s'applique sans cesse à lui commander ce qu'il croit le plus contraire à ses inclinations. Les supérieurs savent très-bien par expérience qu'un religieux, surtout dans sa jeunesse, ne saurait résister à l'attrait de la sensualité, s'il n'a pas appris d'abord à vaincre sa volonté par l'obéissance. Aussi disent-ils tous qu'il est impossible de pouvoir, non-seulement combattre la colère, la tristesse, la concupiscence, mais encore posséder l'humilité véritable du coeur, l'union avec ses frères, la paix avec tout le monde, et rester même longtemps dans un couvent, si on ne sait pas, avant tout, triompher de sa volonté.
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9. Les novices ne doivent rien cacher à leur supérieur.
Ces exercices sont comme les premières leçons de ceux qu'on veut former à la perfection , ils servent à discerner si leur humilité est véritable ou si elle est feinte et imaginaire. Pour les aider à acquérir facilement cette vertu, on leur apprend à ne jamais cacher par une fausse honte les pensées qui troublent leur coeur, mais à les faire connaître, aussitôt qu'elles naissent, à leur supérieur, sans chercher à les juger soi-même, et en s'en rapportant complètement à lui pour savoir si elles sont bonnes ou mauvaises. Ce moyen déjouera toutes les ruses de l'ennemi., qui ne pourra tromper un jeune religieux, malgré son ignorance et son inexpérience, parce qu'il ne se confie pas en ses propres forces , mais dans la sagesse de son supérieur, auquel il découvre toutes les tentations que le démon avait jetées dans son âme, comme des traits enflammés. Cet ennemi si subtil n'a pas d'autre moyen de tromper et d'égarer les jeunes religieux, que de leur faire cacher par orgueil ou par honte les pensées qu'il leur inspire. Aussi tous les directeurs disent qu'il est évident qu'une pensée vient du démon, lorsque nous rougissons de la découvrir à notre supérieur.
10. De l'obéissance des novices en toute chose.
L'obéissance est pratiquée avec tant de perfection dans ces monastères, que les jeunes religieux n'oseraient
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jamais, à l'insu et sans la permission de leur directeur, sortir de leurs cellules, même pour satisfaire les besoins les plus naturels. Ils s'empressent tellement de faire sans discuter tout ce qu'on leur ordonne, comme si Dieu le leur disait lui-même, qu'ils entreprennent quelquefois des choses impossibles avec une grande confiance; et ils font tous leurs efforts pour réussir, parce qu'ils respectent trop leur supérieur pour penser que ses ordres ne sont pas raisonnables. Je ne parlerai pas davantage ici de leur obéissance admirable. J'aurai bientôt l'occasion d'en citer quelques exemples, si vos prières m'en obtiennent la grâce.
Je continue maintenant à exposer les institutions de l'Orient, mais en omettant tout ce qui ne pourrait pas se pratiquer dans les monastères de nos provinces, comme je l'ai promis dans ma préface. Ainsi je ne m'arrêterai pas à faire remarquer que leurs vêtements ne sont pas de laine, mais de lin, qu'ils n'en ont jamais deux, mais que leur supérieur seulement leur en donne un pour changer, lorsque celui qu'ils portent paraît devenir trop sale.
11. Austérité des religieux dans leur nourriture.
Je ne parlerai pas non plus de cette abstinence si rigoureuse, si extraordinaire, qui leur fait regarder comme un festin délicieux les herbes salées qu'on trempe dans l'eau pour le repas des frères. Je passerai aussi sous silence d'autres mortifications que la température
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de notre province, ou la faiblesse de nos constitutions, nous rendraient impossibles. Je dirai seulement ce que notre climat et nos santés nous permettent de faire, à moins que notre tiédeur et notre lâcheté n'y mettent obstacle.
12. On doit tout quitter au premier avertissement.
Aussitôt que les religieux, appliqués dans leurs cellules au travail et à la méditation, entendent le signal de celui qui est chargé de frapper aux portes pour les appeler à l'office ou à quelque exercice, tous se hâtent de sortir avec tant d'empressement, que celui qui écrit n'oserait pas finir une lettre commencée, quand on vient l'avertir. Chacun, dès qu'il entend le signal, sort sans différer un instant, sans continuer en la moindre chose ce qu'il était en train de faire, se préoccupant bien moins de son ouvrage que de la sainte obéissance, qu'ils préfèrent non-seulement au travail des mains, à l'étude, au silence et à la paix de la cellule, mais aussi à d'autres vertus, et ils subissent volontiers toutes sortes d'inconvénients pour ne jamais violer en la moindre chose cette vertu qui leur est si chère.
13. Combien on est coupable de s'approprier la moindre chose.
Je crois superflu de rapporter, entre autres règles, celle qui leur défend de posséder un vase, une corbeille, ou quelque chose qu'ils marqueraient d'un
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signe comme leur appartenant en propre. Leur pauvreté est si complète, qu'ils n'ont rien que les vêtements qui servent à les couvrir. Dans d'autres monastères où l'observance est cependant moins rigoureuse, nous voyons cette règle encore si bien suivie, que personne n'oserait dire qu'une chose lui appartient. Ce serait un grand scandale d'entendre un religieux dire : mon livre, mes tablettes, ma plume, ma tunique, mes chaussures, et celui qui commettrait une pareille faute par distraction ou par ignorance, devrait l'expier par une sévère pénitence.
14. Quel que soit le profit du travail, il ne doit servir qu'à se procurer le nécessaire.
Quoique chaque religieux gagne tous les jours, au monastère, de quoi suffire non-seulement à ses modestes besoins, mais encore à la nourriture de plusieurs autres, personne cependant ne s'en prévaut et ne se glorifie des profits que la communauté retire de son travail. Personne ne penserait à recevoir plus que ses deux petits pains qui coûtent à peine trois deniers. Pas un n'oserait travailler pour lui-même; il ne pourrait pas même en avoir la pensée.
Ces religieux croient, il est vrai, que le bien du monastère est à tous, et que chacun doit en avoir le soin et la garde. Mais l'amour de la pauvreté qu'ils ont choisie et qu'ils veulent garder fidèlement en toute chose, fait qu'ils se considèrent comme des étrangers, des voyageurs en ce monde, et ils se croient plutôt les
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obligés, les serviteurs du monastère, que les maîtres de ce qu'il possède.
15. Du relâchement de l'esprit de pauvreté.
Que dirons-nous de ces exemples, nous malheureux, qui vivons dans un couvent, sous la conduite paternelle d'un abbé, et qui portons toujours sur nous la clef de ce qui nous appartient? Sans respect pour nos engagements et sans honte de les violer, nous ne rougissons pas de porter publiquement à notre doigt l'anneau qui sert à marquer ce qui est à nous, et nous avons tant de choses, que les corbeilles et les paniers ne suffisant pour les mettre, il faut encore des coffres et des armoires pour conserver tout ce que nous amassons ou ce que nous avons gardé en quittant le siècle. Nous nous passionnons tellement pour ces biens, pour ces choses méprisables dont nous voulons avoir la propriété, que, si quelqu'un paraît vouloir y toucher du bout du doigt, nous nous irritons contre lui, au point que nous ne pouvons retenir, sur nos lèvres et dans nos mouvements, l'agitation de notre coeur.
Mais ne parlons pas de nos défauts; il vaut mieux passer sous silence des choses qui ne méritent pas qu'on les rappelle, comme l'a dit le Prophète : « Que ma bouche ne parle pas des oeuvres des hommes. » (Ps. XVI, 4.) J'aime mieux continuer à vous entretenir des vertus de ces saints religieux que nous devons chercher à imiter.
Disons encore quelques mots de leurs règles et de
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leurs usages avant de vous raconter quelques-unes de leurs actions dont je voudrais perpétuer la mémoire. Le meilleur moyen de bien établir ce que je vous ai exposé, c'est de l'appuyer par l'autorité de leurs exemples et de leur vie.
16. Des pénitences publiques pour certaines fautes.
Si quelqu'un brise par hasard un vase de terre, une écuelle, il ne peut réparer sa négligence que par une pénitence publique. Lorsque les frères sont réunis au choeur, il se prosterne à terre pour demander pardon; il y reste jusqu'à la fin de l'office, et il obtient sa grâce lorsque l'abbé lui donne l'ordre de se relever. La même pénitence est imposée à celui qui arrive trop tard au travail ou à l'office, et à celui qui, en récitant un psaume, se trompe, même légèrement.
Est soumis à la même peine celui qui fait une réponse inutile, dure ou inconvenante; celui qui accomplit avec négligence ce qui lui est commandé; celui qui se permet le moindre murmure ou qui préfère la lecture au travail et à l'obéissance; celui qui s'acquitte de ses emplois avec mollesse; celui qui, après l'office, ne se hâte pas de rentrer à sa cellule, qui dit un mot à un autre ou qui s'arrête quelque part, ne fût-ce qu'un instant; celui qui prend la main d'un frère ou s'entretient avec un religieux qui n'habite pas la même cellule que lui; celui qui prie avec un frère séparé de la prière commune; celui qui voit un parent ou un ami du monde, et lui parle, sans être assisté
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d'un ancien; celui qui reçoit une lettre ou en écrit une, sans l'autorisation de l'Abbé.
Pour toutes ces fautes et pour celles qui leur ressemblent, on se contente de cette punition; mais pour les autres que nous commettons si facilement et qui nous paraissent cependant plus répréhensibles, telles que les injures et les mépris manifestes, les disputes orgueilleuses, la familiarité avec les femmes, les colères, les querelles, les reproches, les profits qu'on retire de son travail , l'amour de l'argent, le désir et la possession des choses inutiles que les autres frères n'ont pas, les repas extraordinaires qu'on fait en cachette, la pénitence dont nous avons parlé ne suffit pas; on les punit par des châtiments corporels ou par le renvoi du monastère.
17. De la lecture pendant les repas.
L'usage de faire, dans les couvents, une lecture pieuse pendant que les frères sont à table, ne vient pas des solitaires d'Égypte, mais de ceux de Cappadoce. Il est certain qu'ils ont établi cette règle, non pas tant pour s'occuper de saintes pensées, que pour éviter des conversations inutiles et frivoles, et surtout pour empêcher les contestations qui naissent pendant les repas et qu'ils ne croyaient pouvoir arrêter d'une autre manière. Les solitaires d'Égypte, et principalement ceux de Tabenne, gardent tous un si profond silence, que parmi ces religieux si nombreux, qui mangent ensemble, il n'y en a pas un seul qui ose ouvrir la
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bouche; il faut excepter celui qui est chargé d'une dizaine, et encore est-ce plutôt par des signes et des paroles qu'il indique ce qu'il est nécessaire d'enlever ou d'apporter sur la table. Ce silence est rigoureusement gardé pendant les repas , et les religieux abaissent leur capuchon sur leurs yeux pour éviter la tentation de satisfaire leur curiosité. Ils ne peuvent voir que la table et les aliments qu'on leur sert. Personne n'aperçoit ce qu'un autre mange.
18. Défense de manger et de boire hors les repas de la communauté.
Il est expressément défendu de rien prendre, hors le réfectoire, avant ou après le repas de la communauté. Lorsque les religieux vont dans les jardins et les vergers où les fruits pendent aux arbres comme pour s'offrir à la bouche des passants, et qu'ils en trouvent même à terre qu'on pourrait ramasser pour ne pas les fouler aux pieds, cette abondance et cette facilité semblent exciter la convoitise et devoir tenter les plus austères et les plus mortifiés. Mais ils croiraient commettre un sacrilège, non-seulement s'ils en mangeaient, mais s'ils y touchaient même de la main. Ils ne goûtent jamais qu'aux fruits que l'économe fait servir au réfectoire pour toute la communauté.
19. Les religieux servent tour à tour leurs frères au réfectoire.
Pour ne rien omettre de ce qui regarde les usages des monastères, je pense qu'il faut dire un mot de ce
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qui se fait dans les autres pays pour le service ordinaire des frères. Dans la Mésopotamie, la Palestine, la Cappadoce et dans tout l'Orient, des religieux sont désignés, chaque semaine, pour servir les autres, et leur nombre varie selon l'importance de la communauté. Ils s'acquittent tour à tour de ce devoir avec tant de zèle et d'humilité, qu'on ne trouverait jamais un esclave qui servit aussi bien le maître le plus cruel et le plus puissant. Et non-seulement ils remplissent ces devoirs que la règle leur impose, mais ils se lèvent encore la nuit pour aider ceux qui en sont aussi chargés, et ils cherchent par tous les moyens à leur en éviter la peine. Ce service commence avec la semaine et finit au souper du dimanche. Après avoir ainsi servi toute la semaine, ceux qu'on doit remplacer lavent les pieds à tous les frères, lorsqu'ils se rassemblent le dimanche soir, pour dire les psaumes qui précèdent le coucher. Ils le font en suivant les rangs, et demandent à chacun cette permission comme une faveur et une récompense de leur service de toute la semaine. En finissant ainsi d'accomplir le précepte du divin Maître, ils conjurent les frères de prier tous ensemble pour eux, afin que Dieu leur pardonne les fautes qu'ils auraient pu commettre par ignorance ou par faiblesse, et que sa bonté veuille bien recevoir leur travail comme un sacrifice d'agréable odeur.
Le jour suivant, après l'office du matin, ceux qui ont servi remettent à ceux qui leur succèdent tous les instruments et les vases dont ils ont fait usage. Ils en prennent un grand soin et veillent à ce que rien ne se
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perde et ne se détériore. Ils regardent comme sacré tout ce qui appartient à la communauté, et ils croiraient avoir à rendre compte, non pas seulement à l'économe, mais à Dieu même, de la moindre perte qui arriverait par leur négligence. Pour vous faire comprendre avec quel soin et quelle fidélité ils observent cette règle, il me suffira d'en donner un exemple. Vous avez désiré tout connaître, et vous voulez même que je vous répète ce que vous savez déjà; je fais tous mes efforts pour vous satisfaire, mais je crains de dépasser les limites que je me suis tracées.
20. De trois grains de lentilles trouvés par l'économe.
Un jour, l'économe vit, en passant, trois grains de lentilles que le frère de semaine, très-pressé, avait laissé tomber par terre avec l'eau où il les lavait pour les faire cuire. Il alla aussitôt consulter l'abbé, qui jugea le frère comme un gardien négligent, un dissipateur du bien sacré du monastère, et lui interdit la prière commune. Sa faute ne lui fut pardonnée qu'après l'avoir expiée par une pénitence publique. Non-seulement ces saints religieux ne croient plus s'appartenir, mais ils pensent que ce dont ils se servent est consacré à Dieu, et que tout ce qui est une fois entré dans le monastère, doit être traité avec grand respect comme une chose sainte. Ils font tout, ils disposent de tout avec une foi si grande, que même pour les choses les plus petites, les plus ordinaires et qui semblent méprisables, lorsqu'ils changent un objet de
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place, lorsqu'ils remplissent un vase d'eau et qu'ils l'offrent à quelqu'un pour boire, lorsqu'ils ôtent un brin de paille de la chapelle ou d'une cellule, ils sont persuadés qu'ils en recevront de Dieu une récompense.
21. Du zèle de quelques religieux à servir leurs frères.
Nous avons connu des frères, pendant la semaine desquels le bois manqua si bien, qu'il n'y en avait pas un morceau pour faire cuire la nourriture des solitaires. L'abbé ordonna qu'on se contenterait de légumes crus tant qu'on ne pourrait s'en procurer d'autres, et les religieux se soumirent avec joie à cette nécessité. Mais ceux qui étaient de semaine, craignant de perdre la récompense de leurs peines, s'ils ne préparaient pas la nourriture de la communauté comme à l'ordinaire, s'imposèrent volontairement une tâche bien difficile. Ils parcoururent les lieux arides et stériles, où il n'y a pas même de broussailles, comme dans nos contrées , et où on ne trouve que les branches coupées des arbres fruitiers, et ils traversèrent le désert jusqu'à la mer Morte, ramassant les petits débris et les épines que le vent y disperse, et les rapportant au monastère, afin de préparer les aliments. Ainsi grâce à leur zèle et à leur dévouement pour leurs frères , rien ne fut changé au repas. Ils auraient bien pu s'excuser sur le manque de bois et sur l'ordre du supérieur; mais ils ne voulurent pas abuser de la permission et se priver de leur peine et de leur récompense.
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22. Usage particulier des solitaires de l'Égypte pour le service des frères.
Nous avons dit que cette règle était en usage dans tout l'Orient et que nous devions aussi la suivre dans nos contrées; mais, en Égypte, où on tient beaucoup au travail, cette coutume de changer les frères toutes les semaines ne s'observe pas, dans la crainte que ce service ne nuise à leur ouvrage en l'interrompant. On confie à un des religieux les plus sûrs le soin du cellier et de la cuisine , et il continue à remplir cette charge tant que ses forces et son âge le lui permettent; sa tâche d'ailleurs n'est pas bien pénible, car les religieux le tourmentent peu pour préparer et cuire leurs aliments. Ils mangent surtout des légumes frais ou secs, et c'est un grand festin quand on leur sert, tous les mois, des feuilles de poireau hachées, des choux, du sel, des olives et de petits poissons salés qu'ils appellent des harengs (maenidia?).
23. De l'abbé Jean, et de la déférence qu'avait pour lui l'empereur Théodose.
Puisque ce livre traite des moyens que celui qui renonce au monde prend pour arriver, par une humilité véritable et une obéissance parfaite, au plus haut degré des autres vertus, je pense qu'il est nécessaire de rapporter ici quelques exemples des anciens
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solitaires qui se sont distingués sous ce rapport. J'en choisirai seulement quelques-uns dans un très-grand nombre, pour encourager à les imiter ceux qui aspirent à la perfection , sans m'écarter du plan que je me suis tracé. Je me contenterai d'en citer deux ou trois.
Le premier exemple est celui de l'abbé Jean, qui demeurait près de Lycon, ville de la Thébaïde. Ce saint homme , par la vertu d'obéissance, avait mérité le don de prophétie, et était devenu si célèbre dans le monde, que les rois mêmes lui rendaient hommage. Quoiqu'il demeurât, comme nous l'avons dit, aux extrémités de la Thébaïde, l'empereur Théodose n'osait pas entreprendre une guerre importante sans le consulter ; ses avis étaient pour lui des oracles du ciel, et c'est en les écoutant qu'il triomphait des ennemis les plus redoutables.
24. Admirable obéissance de l'abbé Jean. — Il arrose pendant un an un bâton desséché.
Ce bienheureux solitaire, depuis sa jeunesse jusqu'à l'âge mûr, servit son supérieur et le soigna tant qu'il vécut avec une humilité si grande , que ce bon vieillard lui-même s'étonnait de son obéissance. Pour l'éprouver et voir si cette vertu venait d'une foi véritable et d'une grande simplicité de coeur, ou d'une certaine affection et soumission complaisante pour celui qui commandait, il lui ordonnait souvent de
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faire des choses inutiles et même impossibles. J'en citerai trois, qui montreront l'esprit et la sincérité de son obéissance.
Son supérieur prit dans son bûcher un petit bâton qui avait été autrefois coupé pour la cuisine et qui , n'ayant pas servi , était non-seulement sec, mais presque pourri. Il l'enfonça en terre en présence de Jean, et lui commanda d'aller chercher deux fois par jour de l'eau pour l'arroser, afin que l'humidité lui fit reprendre racine, qu'il reverdit, que son feuillage charmât les yeux, et que son ombrage fût agréable à ceux qui viendraient s'y reposer pendant les chaleurs de l'été. Le disciple reçut cet ordre avec son respect ordinaire, sans penser à l'inutilité de son obéissance. Il allait tous les jours chercher de l'eau à près de deux milles, et ne manqua jamais d'arroser le bâton pendant toute une année; la maladie, les fêtes, les occupations les plus pressantes, qui pouvaient l'excuser, et les rigueurs même de l'hiver ne l'empêchèrent pas une seule fois de faire ce qui lui avait été commandé. Le vieillard observait en silence l'assiduité de son disciple, et voyait qu'il obéissait avec une grande simplicité de coeur, une humilité sincère, comme si cet ordre lui était venu du ciel, sans aucun trouble sur son visage, sans murmurer ou raisonner; il eut enfin compassion de ce travail si pénible qui avait duré toute une année, et s'approchant du bâton : « Jean, dit-il, cet arbre pousse-t-il des racines? » et comme celui-ci répondait qu'il n'en savait rien, il parut vouloir examiner la chose et constater
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si le bâton tenait bien sur ses racines; il l'arracha facilement et le jeta, en lui recommandant de ne plus l'arroser (1).
26. Il jette une fiole d'huile par la fenêtre.
Le jeune religieux formé à une pareille école fit de tels progrès dans cette vertu et brilla si bien par son humilité, que sa réputation se répandit comme une bonne odeur dans tous les monastères. Quelques frères qui étaient venus s'édifier près du vieillard lui témoignaient leur admiration pour l'obéissance de son disciple, dont ils avaient entendu parler. Il l'appela, lui dit de prendre la fiole où était toute l'huile qu'on avait et qui servait à bien recevoir les étrangers, et il lui ordonna de la jeter par la fenêtre ; Jean monta bien vite et jeta par la fenêtre la fiole, qui se brisa à terre; il ne s'arrêta pas à considérer et à discuter la singularité du commandement, le besoin qu'on avait de cette huile, son utilité pour la santé, le manque d'argent pour en acheter, la difficulté qu'on aurait à en avoir dans ce désert affreux, où il était impossible de se procurer, à n'importe quel prix, l'huile qui avait été ainsi perdue.
1 Sulpice-Sévère, dans son premier Dialogue sur les vertus de saint Martin, rapporte le même exemple d'obéissance ; seulement, au bout de trois ans, le bâton fleurit et donna des fruits que le saint abbé montra aux religieux à l'église, en leur disant : « Voilà les fruits de l'obéissance. »
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26. Ses efforts pour rouler un rocher.
Une autre fois, le supérieur de Jean l'appela devant quelques religieux qui désiraient s'édifier de son obéissance : « Jean, lui dit-il, courez vite et roulez ici ce rocher. » Ce rocher était énorme, et une troupe nombreuse d'hommes n'auraient pas même pu l'ébranler. Jean se mit aussitôt à l'oeuvre, et fit tant d'efforts, de la tête et des épaules, que bientôt, non-seulement son corps et ses vêtements étaient baignés de ses sueurs, mais que le rocher même en était mouillé ; il ne s'inquiétait pas de l'impossibilité de réussir; il ne pensait qu'à obéir avec respect et simplicité, bien persuadé que son supérieur ne pouvait rien lui ordonner inutilement et sans raison.
27. Patience et obéissance d'un autre solitaire.
Ces quelques traits de l'abbé Jean, pris entre mille, suffisent; parlons maintenant de l'abbé Mucius, qui mérite aussi d'être cité. Lorsque ce saint homme voulut renoncer au monde, il demeura si longtemps à la porte du monastère, que sa persévérance força les religieux à le recevoir, contrairement à leurs usages, avec son jeune fils qui avait à peine huit ans. Dès qu'ils furent admis, non-seulement on les confia à des directeurs différents, mais on les mit dans des cellules très-éloignées l'une de l'autre, de peur que le père, en voyant son fils, ne retrouvât dans cette
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jouissance tous les biens qu'il avait abandonnés; il devait oublier qu'il avait été riche, et aussi qu'il était père. Pour mieux éprouver si la tendresse naturelle qu'il pouvait avoir ne nuisait pas à cette obéissance, à cette abnégation chrétienne que doivent préférer à tout ceux qui renoncent au monde, on négligeait à dessein son enfant, on le revêtait de haillons et on l'entretenait si mal , que sa vue devait plutôt affliger que réjouir son père; quelquefois même on le maltraitait en sa présence, et il rencontrait sans cesse le pauvre innocent, la figure baignée de larmes ou souillée par celles qu'il avait répandues. Quoiqu'il vît ainsi son fils, tous les jours, la tendresse paternelle ne l'ébranla pas, et il resta toujours fidèle à l'amour du Christ et à la vertu de la sainte obéissance. Il ne regardait plus comme son fils celui qu'il avait offert avec lui-même à Dieu ; il ne s'inquiétait pas des injures qu'il souffrait, et il s'encourageait, au contraire, en voyant qu'il ne les supportait pas inutilement; au lieu de se troubler de ses larmes, il ne pensait qu'à ses progrès dans l'humilité et la perfection. Le supérieur de la communauté, qui remarquait le calme et la force de son âme, voulut savoir jusqu'où irait sa constance. Un jour qu'il voyait l'enfant pleurer, il parut s'irriter contre lui, et il ordonna au père de le prendre et d'aller le jeter à la rivière. Le père, comme s'il eût reçu cet ordre de Dieu même, prit aussitôt son enfant dans ses bras et courut bien vite au bord de l'eau, où il eût accompli certainement cet acte de foi et d'obéissance, si des religieux, qui
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avaient été prévenus, ne l'eussent arrêté et n'eussent repris l'enfant, qui était presque déjà dans la rivière. Le père avait obéi, et sans cette intervention, le sacrifice était consommé.
28. Révélation sur les mérites de ce solitaire.
Cet acte de foi et de piété fut si agréable à Dieu, qu'il voulut sur-le- champ en rendre témoignage. Une lumière d'en haut fit connaître à l'abbé que ce religieux avait égalé, par son obéissance, le mérite du patriarche Abraham; et, peu de temps après, l'abbé, sur le point de mourir, le désigna, en présence de tous les frères, comme son successeur dans le gouvernement du monastère.
29. Obéissance et humilité d'un autre religieux.
Je parlerai aussi d'un religieux que j'ai connu et qui appartenait dans le monde à une grande famille ; il était fils d'un comte très-riche et avait reçu la
1 Ce fait est plus admirable qu'imitable, et l'ordre du supérieur étonne autant que l'obéissance de l'inférieur. Dieu inspira l'un et l'autre, pour nous donner un grand exemple. Sulpice-Sévère en cite un plus merveilleux encore. Un supérieur commanda à un religieux d'entrer dans un four, au moment où le feu était le plus ardent, et le miracle des trois Hébreux dans la fournaise se renouvela pour récompenser l'obéissance du religieux, qui n'avait pas hésité un seul instant. (Sulp.-Sév., I Dial., ch. XIII.)
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plus brillante éducation. Lorsqu'il quitta ses parents et se présenta au monastère, le supérieur, pour éprouver son humilité et l'ardeur de sa foi, lui ordonna de prendre dix paniers d'osier, qu'il n'était pas nécessaire de vendre publiquement, de les charger sur ses épaules et de les porter ainsi dans toutes les rues de la ville, lui imposant cette condition, qui devait rendre l'épreuve plus longue, de ne pas les céder, si quelqu'un voulait les acheter tous à la fois, mais de les vendre un à un à ceux qui en demanderaient ; c'est ce qu'il fit avec une grande dévotion, en foulant aux pieds le respect humain pour l'honneur et l'amour du Christ. Il prit les paniers sur ses épaules, en retira le prix convenu et rapporta l'argent au monastère ; il ne s'effraya pas de la nouveauté de cet emploi si misérable, et ne considéra aucunement la bassesse de cet acte, la splendeur de sa naissance, et les affronts que pouvait lui attirer cette vente; il désirait, par la sainte vertu de l'obéissance, acquérir cette humilité du Christ, qui est la noblesse véritable.
30. Comment l'humilité de l'abbé Pynuphe lui fait quitter son monastère.
La longueur de ce livre nous presse de finir; mais l'utilité de l'obéissance, qui tient le premier rang parmi les autres vertus, ne nous permet pas de passer sous silence quelques exemples de ceux qu'elle a rendus célèbres. Pour contenter tout le monde, sans
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être long et sans tromper les désirs de personne, nous citerons encore l'humilité d'un religieux qui n'était pas un commençant, mais un abbé d'une grande perfection, et ce que nous en dirons pourra non-seulement instruire les plus jeunes, mais aussi ex-citer les plus anciens à la pratique de l'humilité.
Nous avons connu l'abbé Pynuphe, qui était prêtre dans un monastère considérable de l'Égypte, près de la ville de Panephyse. Sa vie, son âge et la sainteté de son caractère le faisaient vénérer par tout le monde; mais comme il voyait que cette considération l'empêchait de pratiquer l'humilité qu'il recherchait de toute son âme, il s'enfuit secrètement du monastère et se retira seul sur les confins de la Thébaïde. Il y quitta le costume religieux, revêtit des habits séculiers et se rendit au couvent de Tabennes, qu'il savait être des plus austères; il espérait qu'on ne le connaîtrait pas à une telle distance et qu'il pourrait facilement se cacher, à cause de la grandeur du monastère et de la multitude des religieux. Il resta très-longtemps à la porte , se prosternant aux pieds de tous les frères et sollicitant avec instance son admission; il fut admis après bien des épreuves. On lui reprochait son extrême vieillesse, et on lui disait qu'après avoir passé toute sa vie dans le monde, il voulait entrer dans le couvent parce qu'il ne pouvait plus se procurer aucun plaisir, et que c'était bien moins par religion que pour ne pas mourir de faim et de misère. On le regarda comme un vieillard qui n'était bon à rien, et on le mit à cultiver
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le jardin, en le confiant à la direction d'un frère beaucoup plus jeune que lui. Il se soumit si bien à cet emploi, qu'il put pratiquer d'une manière parfaite cette vertu de l'humilité qu'il aimait tant. Non-seulement il s'acquittait, tous les jours, des travaux du jardin, mais il faisait encore tous les ouvrages qui répugnaient aux autres parce qu'ils ;étaient trop vils et trop pénibles. Souvent il se levait la nuit pour ces choses à l'insu de tout le monde, et personne ne se doutait que c'était lui qui les avait faites. Il vécut ainsi trois ans, pendant lesquels ses frères le cherchaient dans toute l'Égypte. Enfin un religieux qui venait de ce pays le vit et le reconnut avec peine, à cause de la grossièreté de ses habits et de la bassesse de son emploi. Il était toujours penché à sarcler la terre, à bêcher les légumes ; puis il apportait du fumier sur ses épaules et l'étendait aux racines.
Le frère, le voyant à l'oeuvre, hésita longtemps à le reconnaître; mais il s'approcha de plus près, examina avec soin sa figure et le son de sa voix, et se jeta aussitôt à ses pieds. Ceux qui le virent furent bien surpris de cet honneur rendu à un homme qu'ils prenaient pour un novice à peine sorti du monde et le dernier de la communauté. Mais ils furent plus étonnés lorsqu'ils apprirent son nom, qui était parmi eux en grande réputation. Tous les frères vinrent lui demander pardon de leur ignorance, et de l'avoir gardé si longtemps parmi les plus simples et les plus jeunes. Mais lui, tout en larmes, se plaignait de ce que la malice du démon le privait de cette humble
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condition qui lui convenait si bien; il s'était réjoui de l'avoir trouvée, après l'avoir cherchée longtemps, et il regrettait de n'avoir pas mérité d'y finir sa vie. Il fut reconduit à son ancien monastère , et on le surveilla avec soin pour qu'il ne s'échappât pas une autre fois.
31. L'abbé Pynuphe est ramené à son monastère.
Après y être resté quelque temps, le désir de l'obscurité le reprit avec tant de force, qu'il profita du silence et des ténèbres de la nuit pour fuir encore du monastère. Ce ne fut plus dans la province voisine , mais dans des terres ignorées et lointaines , qu'il se réfugia. Il s'embarqua sur un vaisseau pour aller en Palestine, où il espérait mieux se cacher, parce que son nom même y serait inconnu. Lorsqu'il y fut arrivé, il se présenta à notre couvent, qui n'était pas éloigné de la grotte où Notre-Seigneur Jésus-Christ a bien voulu naître de la Vierge Marie. Il y resta quelque temps; mais, comme le dit l'Évangile, la cité placée sur la montagne ne peut être cachée. Quelques religieux de l'Égypte, qui étaient venus par dévotion visiter les lieux saints, le reconnurent et le décidèrent, par leurs instantes prières, à revenir dans son ancien couvent (1).
1 Cassien raconte aussi l'histoire de l'abbé Pynuphe dans sa XX° Conférence, qui contient ses enseignements sur la pénitence.
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32. Conseils de l'abbé Pynuphe à un religieux en le recevant dans son monastère.
Lorsque nous fûmes en Égypte, nous recherchâmes avec empressement le saint vieillard qui avait bien voulu nous témoigner de l'affection pendant qu'il était dans notre monastère , et nous lui entendîmes faire, en notre présence, à un religieux qu'il recevait, une exhortation si importante, que je crois très-utile de la rapporter dans ce livre.
Vous savez, lui dit-il, combien de jours vous êtes resté à la porte du monastère avant d'y être reçu aujourd'hui. Comprenez d'abord la cause des difficultés qu'on vous en a faites; l'intelligence que vous en aurez vous sera très-utile dans la voie crû vous désirez entrer, et vous deviendrez un bon serviteur du Christ.
33. De la récompense et du châtiment qui attendent les religieux.
Une gloire immense est promise à ceux qui servent Dieu fidèlement, en suivant la règle de cette communauté, mais aussi de grands châtiments sont préparés pour ceux qui s'acquittent avec tiédeur des devoirs de leur profession, et qui ne donnent pas les fruits de sainteté que les hommes en attendent. L'Écriture nous apprend qu'il vaut mieux ne pas faire de voeux que de mal les remplir (Ecclés., V, 3);
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et celui qui fait mal l'oeuvre de Dieu est maudit. (Jéremie, XLVIII, 10.) Si nous avons différé longtemps à vous recevoir, ce n'est pas que nous ne désirions ardemment le salut de tous les hommes, et que nous ne voulions aller au-devant de tous ceux qui souhaitent se convertir à Jésus-Christ, mais nous avons craint de nous rendre coupables de légèreté devant Dieu, et de vous charger vous-même d'un trop lourd fardeau, en vous recevant trop facilement sans vous faire bien comprendre la gravité de vos engagements, c'était vous exposer à tomber ensuite dans la tiédeur ou l'apostasie. Vous devez avant tout connaître les vrais principes du renoncement, afin que cette connaissance vous apprenne clairement tout ce que vous aurez à faire.
34. La vie religieuse est un sacrifice et une ressemblance avec Jésus-Christ crucifié.
Ce renoncement est le signe public de la mortification et de la Croix. Vous devez savoir qu'aujourd'hui même, vous êtes morts au monde, à ses oeuvres, à ses désirs, et que, selon l'Apôtre, vous êtes crucifiés pour le monde, comme le monde l'est pour vous. (Gal., VI, 14.) Considérez les obligations de la Croix à laquelle vos voeux vous attachent sur cette terre, puisque ce n'est plus vous qui vivez, mais que celui-là vit en vous , qui a été crucifié pour vous. (Gal., II, 29.) Nous devons, en cette vie, reproduire l'image de Notre-Seigneur, lorsqu'il était attaché pour nous sur
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la Croix, afin que, selon la parole de David (Ps. CXVIII, 120), la crainte du Seigneur perce notre chair, et que toute notre volonté, tous nos désirs ne soient plus assujettis à la concupiscence, mais attachés à la mortification. Nous accomplirons ainsi le précepte du Seigneur, qui a dit : « Celui qui ne prend pas sa croix pour me suivre n'est pas digne de moi. » (S. Matth., XVI, 23.)
Mais peut-être direz-vous : Comment un homme peut-il porter sans cesse sa croix? comment peut-il être à la fois vivant et crucifié? Je vais vous l'expliquer en peu de mots.
35. Notre croix est la crainte du Seigneur.
Notre croix est la crainte du Seigneur. Comme celui qui est crucifié ne peut plus remuer ses membres selon sa volonté , nous ne devons pas vouloir et désirer ce qui est agréable et nous plaît maintenant, mais uniquement ce qu'ordonne la loi de Dieu à laquelle nous nous sommes soumis. Celui qui souffre sur la Croix ne regarde plus les choses présentes, ne songe plus à ses caprices, et ne s'inquiète plus du lendemain. Il n'a plus l'ambition d'acquérir, et ne connaît plus la colère et l'envie; il ne se plaint pas des injures qu'on lui fait, et il oublie celles qu'il a reçues; il se croit mort à tout, et son coeur est déjà où il doit bientôt aller. De même, nous que la crainte du Seigneur a crucifiés, nous devons mourir à tout, non-seulement aux vices de la chair, mais encore aux
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choses les plus simples , ayant les yeux de notre âme toujours fixés où nous devons espérer aller à chaque instant. C'est ainsi que nous pourrons mortifier toutes nos convoitises, toutes les affections de la chair.
36. Le renoncement est inutile, si nous nous mêlons encore des affaires du monde.
Prenez donc garde de rechercher encore quelques-unes des choses auxquelles vous avez renoncé, et de revenir du champ évangélique où vous travaillez, pour reprendre, malgré la défense du Seigneur, la tunique dont vous vous étiez dépouillé. Ne retournez pas aux désirs terrestres et aux viles jouissances de ce monde, et ne désobéissez pas au Christ en descendant du toit de la perfection pour ramasser quelque chose des biens que vous avez rejetés. Craignez que le souvenir de vos parents et de vos anciennes affections ne vous rappelle aux soins et aux inquiétudes de la terre, et que, suivant la menace du Sauveur, après avoir mis la main à la charrue, vous ne regardiez en arrière et vous ne deveniez impropre au royaume des cieux. (S. Luc, IX, 62.)
Prenez garde que l'orgueil, que vous foulez aux pieds maintenant par l'ardeur de votre foi et par votre humilité sincère, ne se relève et ne ressuscite en vous, lorsque vous commencerez à goûter la beauté des psaumes et le bonheur de votre profession. Méditez ce que dit l'Apôtre : « Si vous rétablissez ce que vous avez détruit, vous vous rendrez vous-même
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prévaricateur. » (Gal., II, 18.) Persévérez, au contraire, jusqu'à la fin, dans ce dénuement, cette nudité que vous avez embrassée en présence de Dieu et des anges.
Pour être admis dans ce monastère, vous êtes resté dix jours à la porte, en nous suppliant avec larmes; ne persévérez pas seulement dans cette humilité et cette patience, mais augmentez-les encore et faites des progrès. Vous seriez bien à plaindre si, au lieu de développer ces commencements et de tendre à la perfection, vous vous mettiez à descendre plus bas que vous n'étiez. « Ce n'est pas celui qui aura commencé, mais c'est celui qui persévèrera jusqu'à la fin dans cette sainte profession, qui sera sauvé. (S. Matth., XXIV, 30.)
37. Le démon nous tend des piéges jusqu'à la mort; il faut les découvrir de loin.
Le serpent, notre ennemi le plus perfide, est toujours sur nos pas pour nous dresser des embûches, et, jusqu'à notre dernier jour, il s'efforce de nous faire tomber. A quoi vous servirait d'avoir bien commencé, d'avoir renoncé d'abord à tout avec une grande ferveur, si vous n'êtes pas dans les mêmes dispositions en mourant, si vous ne conservez pas jusqu'à votre dernière heure cette humilité, cette pauvreté du Christ, que vous aviez choisie devant lui et que vous vous étiez engagé à garder.
Si vous voulez pouvoir tenir vos promesses, observez toujours bien la tête du serpent, c'est-à-dire le
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commencement de ses tentations, et faites-les connaître sur-le-champ à votre supérieur. Vous briserez sa tète, vous déjouerez toutes ses ruses, si vous ne rougissez pas de découvrir ainsi toutes les pensées qu'il vous présente.
38. Comment il faut prévoir les tentations et se borner à imiter quelques saints religieux.
Suivez le précepte de l'Écriture, et puisque vous êtes entré au service du Seigneur, demeurez dans la crainte de Dieu (Ecclés., II, 1), et préparez votre âme, non pas au repos, à la paix et aux délices, mais à la tentation et à la souffrance. C'est par beaucoup de tribulations qu'il faut entrer dans le royaume de Dieu. (Act., XIV, 21.) La porte est petite et la voie qui conduit à la vie est étroite , et il y en a bien peu qui la trouvent. Considérez que vous avez été choisis pour être de ce petit nombre, et ne vous laissez pas entraîner à la tiédeur par l'exemple de la multitude; mais vivez comme ces quelques élus, afin de mériter d'être avec eux dans le royaume du ciel. Il y a beaucoup d'appelés, mais peu d'élus, et c'est à ce petit troupeau que le Père a bien voulu donner son héritage. (S. Luc, XII, 32.) Ne croyez pas que ce soit une faute légère de s'engager à la perfection et de vivre d'une manière imparfaite. Voici les degrés qu'il faut prendre pour arriver à la perfection.
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39. De la méthode à suivre pour parvenir à la perfection.
La crainte du Seigneur est, comme je l'ai dit, le principe et la garde de notre salut. C'est par elle que ceux qui désirent la perfection , commencent leur conversion, corrigent leurs défauts et conservent leur vertu. Dès qu'elle pénètre le coeur de l'homme, elle y fait naître le mépris des choses de la terre , l'oubli des parents et l'horreur du monde. L'humilité s'acquiert par le mépris et le renoncement.
Un religieux prouve son humilité : 1° s'il mortifie en tout sa volonté ; 2° s'il ne cache jamais à son supérieur, non-seulement ses actions, mais encore la moindre de ses pensées; 3° s'il ne se confie pas à son propre jugement, mais s'il suit en tout celui de son supérieur, dont il écoute les avis avec joie et empressement ; 4° s'il est pour tout le monde plein d'obéissance, de douceur et d'une grande patience; 5° si, bien loin de blesser quelqu'un, il ne se plaint pas, ne s'attriste pas des injures que lui font les autres; 6° s'il ne fait rien, n'entreprend rien qui ne soit conforme à la règle et à l'exemple des anciens; 7° s'il est content de tout ce qui l'abaisse, et si, dans tous les ordres qu'il reçoit, il se regarde comme un mauvais ouvrier, un indigne serviteur; 8° s'il se croit le dernier de tous et s'il le dit, non pas du bout des lèvres , mais dans le fond de son coeur ; 9° s'il retient sa langue et n'élève jamais la voix ; 10° s'il ne se laisse pas aller facilement au rire et à la joie. C'est à
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ces signes et à d'autres semblables qu'on reconnaît une humilité sincère.
Lorsque vous possèderez véritablement cette vertu, elle vous élèvera bien vite à un degré supérieur, à la charité qui ne connaît plus la crainte, et qui vous fera faire naturellement et sans peine, ce que vous accomplissiez auparavant avec répugnance, parce que vous ne vous occuperez plus des difficultés, mais que vous agirez par amour du bien et de la vertu.
40. Le religieux doit rechercher les exemples de perfection dans un très-petit nombre.
Pour parvenir plus facilement à cette disposition , vous devez, dans le monastère, chercher à imiter les exemples de quelques religieux, d'un ou deux seulernent plutôt que d'un grand nombre; car il y en a toujours peu qui pratiquent réellement la perfection , et il vous sera plus utile de recevoir les leçons d'un seul pour vous former à la vie monastique.
41. Recommandations à ceux qui vivent en communauté.
Si vous voulez vivre et combattre avec persévérance sous cette sainte règle, trois choses surtout vous sont nécessaires. Vous devez pratiquer ce que dit le Psalmiste : « Pour moi , j'étais comme un sourd qui n'entend pas et comme un muet qui n'ouvre pas la bouche, et je suis devenu comme un homme insensible qui ne peut rien répondre. » (Ps. XXXVII, 14.)
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Vivez aussi comme un sourd, un muet, un aveugle. Regardez uniquement celui que vous vous êtes proposé pour modèle et fermez les yeux sur tout ce qui pourrait moins vous édifier, de peur que l'exemple et l'autorité de ceux qui agissent, ne vous entraînent au relâchement et à faire ce que vous aviez condamné d'abord. Si vous rencontrez un désobéissant, quelqu'un qui murmure, qui médit ou fait quelque chose contre la règle, ne vous scandalisez pas et gardez-vous bien de l'imiter, mais soyez comme un sourd au milieu de ces désordres. Si on fait des reproches, à vous ou à un autre, si on vous dit des injures, soyez calme, écoutez comme un muet sans répondre, et répétez toujours dans votre coeur ce verset du Psalmiste : « J'ai dit, et je tiendrai ma promesse pour ne pas pécher par la langue : J'ai mis une garde à ma bouche, lorsque le pécheur s'est élevé contre moi. J'ai gardé le silence et je me suis humilié. Je n'ai pas même dit de bonnes choses. » (Ps. XXXVIII , 2.)
Mais observez surtout ce qui me reste à dire : non-seulement soyez sourd , soyez muet, soyez aveugle, mais soyez fort comme le dit saint Paul : « Devenez fort en ce monde afin d'être sage. » (I. Cor., III, 18.) Ne jugez rien, ne discutez rien de ce qu'on vous commande, mais obéissez toujours avec une grande foi et une entière simplicité; soyez persuadé que rien n'est plus saint, plus utile, plus sage, que de faire ce que la loi de Dieu ou la volonté de votre supérieur vous ordonne. Quand vous serez ferme sur ce point, vous pourrez persévérer dans votre vocation, et
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aucun piège, aucune tentation de l'ennemi ne sera capable de vous faire sortir du monastère.
42. Un religieux ne doit pas, pour être patient, compter sur la vertu des autres, mais sur sa propre douceur.
Vous ne devez pas attendre votre patience de la vertu des autres. Si vous n'en aviez que lorsque personne ne vous offense, cela ne dépendrait pas de vous; niais vous serez toujours libre d'en avoir, si vous l'attendez de votre humilité et de votre douceur.
43. Résumé des moyens d'arriver à la perfection.
Enfin, pour résumer tout ce que je viens de dire et le graver plus facilement dans votre coeur, voici quelques préceptes que vous pourrez retenir comme renfermant tous les autres; écoutez-les comme le moyen de vous élever par degrés, sans beaucoup de peine, à une grande perfection.
« La crainte du Seigneur est, selon l'Écriture , le principe de notre salut et de notre sagesse. » (Prov., I, 7.) Cette crainte produit une componction salutaire. De cette componction du coeur procède le renoncement, c'est-à-dire le mépris et l'abandon de tous ces biens. De ce renoncement vient l'humilité ; de l'humilité naît la mortification de la volonté. Cette mortification arrache et détruit tous les vices , et lorsque les vices sont détruits, les vertus portent leurs fruits et se développent. Cette fécondité des vertus donne la pureté du coeur, et la pureté du coeur nous fait acquérir la perfection de la charité évangélique.
LIVRE V : DE L'INTEMPÉRANCE
1. Des combats du religieux contre les huit vices principaux.
Nous commençons , avec l'aide de Dieu , ce cinquième livre. Les quatre premiers ont traité du règlement des monastères ; nous étudierons maintenant les moyens de combattre les huit vices principaux, et nous comptons pour cela sur le secours de vos prières. Le premier de ces vices est la gourmandise ou la concupiscence de la bouche; le second, l'impureté; le troisième, l'avarice ou l'amour de l'argent ; le quatrième, la colère ; le cinquième, la tristesse ; le sixième, la paresse, qui est une lâcheté, un dégoût du coeur; le septième, la vaine gloire ; et le huitième, l'orgueil. En entreprenant cette tâche , ô bienheureux évêque Castor, nous sentons que nous avons plus que jamais besoin de vos prières, afin de bien rechercher
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d'abord la nature de ces vices, qui est si subtile, si cachée, si obscure, d'en exposer ensuite clairement les causes, et d'indiquer enfin les meilleurs remèdes pour nous en guérir.
2. Les causes des vices sont en nous, et nous avons besoin du secours de Dieu pour les connaître.
Les causes de ces passions sont faciles à reconnaître, lorsqu'elles nous sont expliquées par la tradition des anciens; mais sans cette lumière, nous les ignorons, quoiqu'elles soient en nous et qu'elles y fassent de grands ravages. J'espère les exposer clairement, pourvu que vous m'obteniez par vos prières que Dieu me dise, comme à Isaïe : « J'irai devant toi et j'humilierai les puissants de la terre. Je briserai les portes d'airain; j'arracherai les gonds de fer, et je découvrirai des trésors cachés et le sens des mystères. » (Isaïe, XLV, 2.)
Si la parole de Dieu nous précède, elle humiliera d'abord les puissants de notre terre, c'est-à-dire ces passions que nous voulons combattre, ces passions dangereuses qui prétendent dominer et tyranniser notre corps; Dieu nous les fera vaincre en nous les découvrant, en nous les faisant connaître.
Il brisera les portes de notre ignorance ; il arrachera les gonds du péché qui nous séparent de la vraie science; il nous introduira dans les secrets de nos mystères, et il nous montrera par sa lumière, comme dit l'Apôtre, « ce qui est caché dans les ténèbres; il
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nous manifestera toutes les pensées de nos coeurs. » (I Cor., IV, 5.)
Les yeux de notre âme pénètreront facilement les épaisses ténèbres des vices, et nous pourrons les expliquer, les montrer au grand jour. Nous en dévoilerons la nature et les causes à ceux qui les ignorent, ou qui en souffrent déjà. Nous traverserons, selon la parole du Prophète, le feu des vices qui brûle si cruellement nos âmes (Ps. LXV, 11), et nous pourrons bien vite l'éteindre dans les eaux des vertus; nous serons guéris par cette rosée céleste, et la pureté de notre coeur nous fera goûter le repos de la perfection.
3. Comment il faut commencer la lutte contre l'intempérance.
Nous combattrons d'abord la gourmandise que nous avons appelée la concupiscence de la bouche, et comme nous devons parler de la règle du jeûne et de la qualité des aliments, nous étudierons encore les traditions et les usages des couvents de l'Égypte, car personne n'ignore que nous y trouverons l'observance la plus sage et la discrétion la plus parfaite.
4. Excellent avis de saint Antoine sur les vertus spéciales que nous devons étudier en chacun.
Le bienheureux Antoine disait admirablement qu'un religieux, après sa profession, pour s'élever à la perfection et parvenir par ses efforts et son discernement
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à la sainteté des anachorètes, ne doit pas chercher dans un seul , quelque parfait qu'il soit , le modèle de toutes les vertus. Car un religieux brille par les trésors de la science, un autre possède une discrétion plus grande, un autre est mieux affermi dans la patience; un autre possède la vertu de la continence, un autre le don de la simplicité. Celui-ci surpasse les autres par le courage, celui-là par la miséricorde ou par ses veilles, par son silence, par son ardeur pour le travail.
Le religieux qui désire composer son miel spirituel doit, comme une abeille très-prudente, emprunter chaque vertu à celui qui la porte avec plus d'abondance et la déposer avec soin dans son coeur; il ne doit pas examiner ce qui manque à chacun, mais rechercher et étudier, au contraire, attentivement le bien qui est en lui. Si nous voulions trouver en un seul toutes les vertus, nous aurions bien de la peine, et il nous serait même impossible de rencontrer un pareil modèle. Quoique nous ne voyions pas bien encore que Jésus-Christ est tout en tous, comme le dit l'Apôtre (I Cor., XV, 28), nous pouvons cependant de cette manière, c'est- à-dire partiellement, le trouver en tous. Car c'est de lui qu'il est dit que n Dieu l'a fait notre sagesse, notre justice, notre sainteté, notre rédemption. » (I Cor., I, 30.) Puisque nous trouvons dans l'un la sagesse, dans un autre la justice, dans un autre la sainteté, ou la douceur, ou la chasteté, ou l'humilité, ou la patience, nous avons ainsi tout le Christ dans les saints qui sont ses membres.
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Tous concourent dans l'unité de la fui et de la vertu à devenir l'homme parfait, eu formant la plénitude de son corps par la réunion de leurs différentes qualités. (Éph., IV, 13.) Nous pouvons donc, en attendant que Dieu soit tout en tous, le trouver dès maintenant dans les vertus particulières de tous, quoiqu'il ne soit pas encore complètement en chacun par leur perfection. La vie religieuse n'a qu'un seul but; mais nous tendons cependant à Dieu par des voies différentes , comme nous le verrons plus au long dans les Conférences des Pères. (Confér., I, XVIII, XIX.) Nous devons demander les règles de la discrétion et de la continence à ceux dans lesquels nous voyons briller davantage ces vertus par la grâce du Saint-Esprit. Ce n'est pas que nous pensions qu'un seul ne puisse posséder tous ces dons que Dieu partage entre plusieurs; mais pour ceux que nous pouvons acquérir, nous cherchons à imiter ceux qui les possèdent le plus parfaitement.
5. Tous ne peuvent pas suivre la même règle pour le jeûne.
Il est difficile de garder pour le jeûne une règle uniforme, car la force du corps est variable dans tous les hommes , et ce n'est pas avec l'âme seulement qu'on pratique l'abstinence, comme les autres vertus. L'énergie de la volonté ne suffit pas, il faut aussi que la santé le permette. Voici la tradition à ce sujet : le moment du repas, la quantité et la qualité des aliments doivent varier selon la santé, l'âge ou le sexe.
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Chacun cependant doit avoir pour règle le désir de se mortifier et de vaincre sa volonté. Tous ne peuvent pas jeûner une semaine entière, ni même deux ou trois jours. Beaucoup, à cause de leurs infirmités ou de leur vieillesse, ne sauraient sans souffrir attendre, pour manger, le coucher du soleil; tous ne peuvent se contenter de quelques légumes à l'eau, de quelques plantes sans assaisonnement ou de pain sec. Quelques-uns mangent deux livres de pain sans inconvénient, tandis que d'autres ne peuvent en supporter une livre ou même six onces. Mais tous, malgré ces différences, suivent une seule règle, celle de ne jamais dépasser leurs besoins et de ne pas céder à la gourmandise. Ce n'est pas seulement la qualité, mais aussi la quantité qui émousse la vigueur de l'âme. L'esprit s'appesantit avec la chair par l'excès de la nourriture, qui allume malheureusement en nous le foyer de tous les vices.
6. Le vin n'est pas la seule cause de l'ivresse.
Quels que soient les aliments qu'on prenne, leur abondance est toujours un principe d'impureté, parce que l'âme accablée sous le poids de la nourriture ne peut plus se gouverner avec discrétion. Il n'y a pas que l'excès du vin qui enivre; tout autre abus dans les repas trouble la vue de l'âme et lui fait perdre le bonheur de la contemplation. Ce n'est pas le vin , mais le pain qui fut la cause des crimes et de la ruine de Sodome. Écoutez les reproches que le Seigneur
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fait à Jérusalem par son prophète : « Quel péché a commis Sodome, ta soeur, si ce n'est d'avoir mangé son pain avec trop d'abondance. » (Ézéch., XVI, 49.) Et cet excès a fait naître dans la chair les ardeurs coupables que la Justice divine a punies par une pluie de soufre et de feu. (Gen., XIX, 24.) Si, pour avoir mangé du pain, les habitants de Sodome sont tombés dans de si grands malheurs, que devons-nous penser de ceux qui abusent du vin et de la viande en bonne santé, et ne s'en servent pas pour soutenir leur faiblesse, mais pour satisfaire les caprices de leur gourmandise ?
7. La faiblesse de la santé ne doit pas empêcher la pureté du coeur.
L'infirmité du corps n'est pas un obstacle à la pureté du coeur, lorsque, pour sa nourriture, on obéit à ses besoins plutôt qu'à son plaisir. Nous voyons succomber plus facilement ceux qui s'abstiennent des aliments plus nourrissants dont on leur permet d'user modérément par nécessité et qu'ils refusent par amour de l'abstinence, que ceux qui s'en servent avec une sage mesure dans leurs infirmités. La faiblesse du corps n'empêche pas d'avoir le mérite de la tempérance, lorsqu'en profitant de ce qui est accordé à la maladie, on cesse de manger avant d'être pleinement rassasié. La règle est de prendre ce qui suffit pour vivre, et non pas tout ce que demande notre appétit. Les aliments plus nourrissants qui servent à
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rétablir la santé ne nuisent pas à la pureté, dès qu'on les prend avec modération. Ce qu'ils ont de plus fortifiant est absorbé par la faiblesse et le travail de la maladie. Il n'y a pas d'état où on ne puisse pratiquer la tempérance, et conserver par conséquent la pureté.
8. Règles qu'il faut garder pour la nourriture.
Rien n'est plus vrai et plus sage que la doctrine des Pères qui fait consister le jeûne et l'abstinence dans la mesure et la privation, et qui leur donne pour règle générale de prendre seulement ce qui est nécessaire pour soutenir notre corps, sans jamais satisfaire complètement notre désir. Celui qui est malade pourra, de cette manière, pratiquer aussi bien la vertu que les plus sains et les plus robustes, s'il se refuse rigoureusement ce qui lui plairait, lorsque sa santé ne l'exige pas. L'Apôtre a dit : « Ne soignez pas votre chair selon ses désirs. » (Rom., XIII, 14.) Il ne défend pas le soin général qu'on doit prendre de son corps, mais seulement la satisfaction de ses désirs. Il interdit la recherche de ses jouissances sans condamner ce qui est nécessaire pour soutenir la vie. Il réprouve une condescendance qui pourrait nous entraîner à des tentations dangereuses; mais il autorise des soins sans lesquels notre corps, affaibli par notre faute, devient incapable de remplir nos devoirs et nos exercices spirituels.
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9. De la mesure dans l'abstinence et des suites du jeûne.
On doit moins juger l'abstinence par l'éloignement des repas et la qualité des aliments que par le témoignage de sa conscience. Chacun ne pratique la tempérance qu'autant qu'il lutte contre les convoitises de son corps. Il est certainement utile d'observer les jeûnes que la règle impose; mais nous ne les pratiquons pas parfaitement, si nous ne sommes pas sobres au repas du soir. Si nous mangeons beaucoup, après un long jeûne, nous nous serons fatigués pendant quelques heures sans acquérir la chasteté que donne l'abstinence. La pureté de l'âme vient des privations du corps. Celui-là ne peut conserver une continence parfaite qui se contente d'une tempérance passagère; et même on peut dire que ceux qui mangent trop après des jeûnes rigoureux, se laissent aller plus facilement au vice de la gourmandise. Il vaudrait mieux prendre, tous les jours, un repas raisonnable que de jeûner longuement et avec excès. Une abstinence exagérée , non-seulement affaiblit notre esprit, mais nous rend incapables de prier par l'épuisement de notre corps.
10. L'abstinence ne suffit pas pour conserver la pureté de l'esprit et du corps.
Pour conserver toute la pureté de l'esprit et du corps, il ne suffit pas de garder l'abstinence, il faut y joindre la pratique des autres vertus. Il faut d'abord
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apprendre l'humilité par la vertu d'obéissance, par la contrition du coeur et la mortification du corps. Il faut non-seulement ne pas posséder de richesses, mais en déraciner jusqu'au désir. Car il ne suffit pas de ne pas les avoir, c'est une nécessité pour beaucoup, mais il faut vouloir les refuser, si elles nous étaient offertes. Il faut étouffer les excès de la colère, surmonter les défaillances de la tristesse, mépriser la vaine gloire, fouler aux pieds l'orgueil et vaincre l'instabilité et l'égarement de nos pensées par le souvenir continuel de Dieu. Il faut ramener à la contemplation notre coeur qui s'en éloigne, toutes les fois que l'ennemi veut nous détourner de ce saint exercice et pénétrer par ses tentations dans le secret de nos âmes.
11. La concupiscence de la chair ne peut être éteinte que par la destruction de tous les vices.
Il est impossible d'éteindre entièrement les ardeurs de la concupiscence, avant d'avoir aussi coupé les racines des autres vices. Nous espérons, avec le secours de Dieu, traiter de chaque vice en particulier dans des livres séparés ; nous nous proposons de parler dans celui-ci de la gourmandise, que nous avons d'abord à combattre. Qui pourrait jamais repousser les traits enflammés de la concupiscence s'il ne savait réprimer les désirs de la gourmandise? C'est par là qu'on juge de la pureté de l'homme intérieur. Comment espérer résister à un ennemi plus puissant,
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lorsqu'on ne peut triompher d'un plus faible dans des combats moins dangereux?
Toutes les vertus, malgré leurs noms et leurs caractères différents, ont une même nature, comme la substance de l'or reste la même, quels que soient le nombre et la variété des ouvrages auxquels le talent de l'orfèvre l'emploie. Aussi celui qui pèche contre une de ces vertus n'en possède aucune parfaitement. Comment croire qu'un homme a éteint les ardeurs de la concupiscence, qui viennent autant des penchants du corps que du dérèglement de l'âme , lorsqu'il ne peut calmer les mouvements de la colère qui bouleversent son coeur? Comment penser qu'il réprimera les tentations de la chair, lorsqu'il ne sait pas même triompher de l'orgueil? Comment s'imaginer qu'il foulera aux pieds les désirs coupables qui naissent en nous, lorsqu'il ne peut se détacher de l'amour des richesses qui est cependant étranger à notre nature? Comment vaincre dans cette guerre acharnée de nos sens , lorsqu'il ne peut pas même guérir sa tristesse ? Une ville a beau être défendue par de hautes murailles et par des portes solides; il suffit d'une petite entrée, livrée par trahison, pour la perdre. Qu'importe à l'ennemi d'y pénétrer par les murailles et les portes toutes grandes ouvertes, ou par un souterrain, pourvu qu'il s'en rende maître!
12. Dans les combats il faut imiter les athlètes du monde.
Celui qui lutte dans l'arène, ne sera couronné que s'il a bien combattu. (II Tim., II, 5.) Et celui qui
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désire éteindre les désirs naturels de la chair, doit d'abord surmonter les vices qui sont en dehors de notre nature (1). Si nous voulons, en effet, éprouver la vérité de ce que dit l'Apôtre, nous devons connaître, avant tout, les lois et la règle de ces luttes publiques, afin que nous puissions comprendre, par la comparaison qu'il emploie, les enseignements qu'il a voulu nous donner pour nos combats spirituels.
Dans ces combats, où, selon l'Apôtre même, les vainqueurs n'obtiennent qu'une couronne corruptible , celui qui aspire à cette gloire et aux privilèges qu'elle donne, doit, avant de subir les dernières épreuves, montrer, dans les jeux Olympiques, comment il s'est exercé, et la force acquise pendant ses premières années. C'est ]à que les jeunes gens qui désirent suivre cette carrière, se soumettent au jugement de celui qui préside ces jeux, et aux suffrages du peuple entier pour savoir s'ils sont dignes d'être admis comme athlètes.
On examine d'abord avec soin si celui qui se présente n'a aucune tache dans sa vie et s'il n'a jamais porté le joug de l'esclavage, ce qui le rendrait indigne de cette profession et de la compagnie de ceux qui l'embrassent. On voit ensuite s'il donne des preuves suffisantes de sa force et de son adresse, et si, en luttant avec ceux de son âge, il peut les égaler par sa
1 Cassien, dans sa cinquième conférence, oppose aux vices naturels de la chair, tels que la luxure et la gourmandise, les vices qui n'en viennent pas naturellement, comme l'avarice, l'envie.
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vigueur et sa constance. C'est après avoir ainsi lutté avec des jeunes gens qu'il lui est permis de se mesurer avec des hommes mûrs et formés par une longue expérience; et quand il a prouvé, dans bien des luttes, que non-seulement il peut les égaler en mérite, mais remporter même sur eux la victoire, il est admis enfin à ces combats suprêmes que se livrent les vainqueurs qui ont remporté déjà bien des couronnes. Comparons maintenant à ces combats du monde les combats spi-rituels que nous avons à soutenir, afin de bien en comprendre l'ordre et la règle.
13. Si nous ne triomphons pas de la gourmandise, nous ne pourrons entreprendre les autres combats de l'homme intérieur.
Il faut d'abord montrer que nous sommes libres de l'esclavage de la chair, car tout homme est esclave de celui qui l'a vaincu (II Petr., II, 19), et quiconque commet le péché est esclave du péché. (S. Jean , VIII, 34.) Lorsque celui qui préside aux combats re connaîtra que nous sommes exempts des souillures honteuses de la concupiscence, et que l'esclavage de la chair ne nous rend pas indignes des jeux Olympiques, c'est-à-dire des luttes contre les vices, nous pourrons alors combattre contre nos égaux, c'est-à-dire contre toutes les passions de l'âme. Mais il serait impossible à celui qui cède à la gourmandise, de soutenir les combats de l'homme intérieur. Comment
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celui qui succombe à la moindre attaque, serait-il digne de résister à des dangers plus redoutables?
14. Moyens de vaincre la gourmandise.
La concupiscence de la bouche est le premier ennemi qu'il faut vaincre, et nous devons pour cela nous mortifier non-seulement par les jeûnes, mais par les veilles, les lectures et le regret continuel des fautes où nous nous rappelons être tombés par surprise ou par faiblesse. Nous devons nous exciter tantôt à l'horreur du vice, tantôt au désir de la perfection et de la pureté, jusqu'à ce que notre âme, tout occupée et possédée de ces saintes pensées, ne regarde plus la nourriture comme une jouissance qui lui est accordée, mais comme un fardeau qui lui est imposé, et qu'elle comprenne bien que si elle est nécessaire au corps , elle n'est point désirable pour l'esprit.
Lorsque nous serons dans ces dispositions , nous dompterons l'insolence de la chair, qu'excitent toujours les excès de nourriture. Nous repousserons ces dangereuses attaques, et nous éteindrons cette fournaise ardente que le roi de Babylone allume dans notre corps, en y développant le vice et les occasions de pécher. Nous pourrons éteindre, par l'abondance de nos larmes et les regrets de notre ceeur, ces flammes qui nous brûlent plus que la poix et le bitume , et la grâce de Dieu, qui descendra sur nous comme une douce rosée, apaisera toutes les ardeurs de la concupiscence de la chair.
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Ce seront nos premiers combats et comme nos jeux Olympiques. Nous commencerons à vaincre la gourmandise par le désir de la perfection. La contemplation du bien véritable, non-seulement nous fera mépriser les aliments superflus, mais elle nous fera prendre avec crainte ceux qui sont nécessaires à notre corps , parce qu'ils peuvent nuire à la pureté. Nous devons régler toute notre vie, en pensant que le temps qui nous éloigne le plus des choses spirituelles, est celui que nous sommes forcés de donner aux besoins de notre corps. Lorsque nous subissons cette nécessité, faisons-le pour vivre et non pour satisfaire nos désirs, et hâtons-nous de nous y soustraire comme à un obstacle à nos saints exercices.
Nous ne pourrons jamais repousser les tentations de la gourmandise, si notre âme ne trouve pas, en s'appliquant à la contemplation divine, une joie plus grande dans l'amour des vertus et dans la beauté des choses célestes. Celui qui méprise comme périssables les choses présentes et qui regarde sans cesse celles qui sont immuables et éternelles, pourra déjà goûter en lui-même, quoiqu'il soit encore dans une terre fragile, le bonheur qui l'attend au ciel.
15. Le religieux doit toujours s'appliquer à conserver la pureté du coeur.
Quand quelqu'un veut mériter le prix offert à ses efforts, il ne cesse de fixer le but que sa flèche doit atteindre. Il sait la gloire qui l'attend, et ses yeux ne
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se détournent sur aucun autre objet. Il ne voit que le point qu'il faut toucher pour obtenir la récompense. Il en est de même de la palme promise à la vertu; ce serait s'exposer à la perdre que d'en détacher un instant son regard (1).
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16. Il faut, comme aux jeux d'Olympie, vaincre sa chair pour obtenir une gloire supérieure.
Lorsque cette vue de Dieu nous a fait surmonter la gourmandise, et que nous n'avons pas été déclarés esclaves de la chair, ou souillés de quelques vices, nous serons jugés dignes de passer à des combats plus nobles et plus difficiles. Cet essai de nos forces fera croire que nous pouvons lutter contre des ennemis spirituels plus terribles, contre ces puissances qui attaquent seulement ceux qui sont déjà vainqueurs.
Le moyen le plus assuré de triompher dans ces combats est de détruire d'abord tous les désirs de la chair. Celui qui ne combattra pas bien, comme dit saint Paul, ne pourra rester dans l'arène ni mériter la couronne et la grâce de la victoire. Si nous étions vaincus dans ce premier combat, il serait évident que nous sommes encore les esclaves de la chair, et comme nous n'aurions pas donné des preuves de notre liberté et de notre force, nous serions exclus avec honte des grands combats spirituels, car celui qui commet le
1 Cassien se sert de la même comparaison dans sa 1ère Conf., ch. V.
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péché est esclave du péché. (S. Jean, VIII, 34.) L'Apôtre nous dirait comme aux fornicateurs : «Votre tentation n'a été qu'une tentation humaine. » (I Cor., X, 13.) Nous ne sommes pas devenus assez forts, pour lutter contre les puissances des ténèbres, si nous n'avons pas pu soumettre à l'esprit la chair qui lui résiste. Ce n'est pas comprendre la parole de saint Paul que de n'y voir qu'un souhait : n'ayez pas d'autres tentations que des tentations humaines. Il est évident que ce n'est pas un souhait, mais un jugement ou un reproche qu'il exprime.
17. Le commencement du combat spirituel est de réprimer la gourmandise.
Voulez-vous entendre un véritable athlète du Christ, combattant comme il faut dans l'arène? « Pour moi, dit saint Paul, je cours, mais non pas au hasard; je combats et je ne frappe pas vainement l'air, mais je châtie mon corps et je le réduis en servitude, de peur qu'après avoir prêché les autres, je ne sois réprouvé moi-même. » (I Cor., IX, 26, 27.) Vous voyez que c'est en lui-même, c'est-à-dire dans sa chair, que l'Apôtre met la lutte principale et qu'il espère seulement vaincre en châtiant son corps et en le réduisant en servitude. « Je cours, mais non pas au hasard. » Celui-là ne court pas au hasard qui regarde la Jérusalem céleste et n'en détache jamais les yeux de son coeur. Celui-là ne court pas au hasard qui oublie ce qu'il laisse derrière lui et s'efforce d'atteindre ce qui est
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devant, cette récompense que lui promet sa vocation sublime dans le Christ Jésus, vers lequel il s'élance de toute son âme pour s'unir à lui par l'amour, en disant avec confiance : « J'ai combattu un bon combat, j'ai achevé ma course et j'ai gardé la foi. » (II Tim., IV, 7.)
Et comme il savait qu'il avait toujours couru avec ardeur et courage après l'odeur des parfums de Jésus-Christ, et qu'il avait vaincu dans ses combats spirituels, en châtiant sa chair, il ajoute avec confiance : « Du reste j'attends la couronne de justice que le Seigneur me donnera au jour de son juste jugement. » Et pour nous faire espérer la même récompense , si nous voulons l'imiter dans ses combats, il ajoute encore : non-seulement à moi, mais à tous ceux qui aiment son avènement. » (Ibid., 8.) Il nous assure ainsi que nous partagerons sa couronne au jour du jugement. Si nous aimons l'avènement du Christ, non pas seulement cet avènement qui arrivera à la fin du monde, lors même que nous n'y consentirions pas, mais encore cet avènement qui a lieu, tous les jours, dans les saintes âmes; et c'est en châtiant notre corps que nous remporterons cette belle victoire. C'est de cet avènement que parle Notre-Seigneur dans l'Évangile, lorsqu'il dit : « Moi et mon Père, nous viendrons à lui et nous nous établirons en lui » (S. Jean, XIV, 23); et encore : « Voici que je me tiens à la porte et je frappe : si quelqu'un entend ma voix et ouvre la porte, j'entrerai chez lui, et je mangerai avec lui, et lui avec moi. » (Apoc., III, 20.)
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18. Des différents combats de l'apôtre saint Paul pour obtenir la couronne.
L'Apôtre déclare bien avoir parcouru la carrière, lorsqu'il dit : « Je cours, mais non pas au hasard. » Il exprime ainsi particulièrement le zèle, l'amour avec lequel il suivait le Christ, de toute son âme, en chantant comme l'Épouse : « Nous courons après vous, à l'odeur de vos parfums » (Cant., I, 3); et comme David : « Mon âme s'est attachée à vous. » (Ps. LXII, 9.) Mais il déclare aussi avoir vaincu dans une autre sorte de combat, lorsqu'il dit : « Je combats et je ne frappe pas en l'air, mais je châtie mon corps et je le réduis en servitude. » Et ceci regarde les privations de la continence, le jeûne corporel et la mortification de la chair. Il montre qu'il a combattu généreusement contre lui-même et qu'il n'a pas vainement dirigé contre son corps les coups de l'abstinence, mais qu'il a triomphé dans la lutte en mortifiant son corps, et que c'est en le châtiant avec les verges de la pénitence, en le brisant par les rigueurs du jeûne, qu'il a fait remporter à l'esprit vainqueur la couronne immortelle et la palme incorruptible.
Remarquez l'ordre régulier de la lutte et admirez le succès de ces combats spirituels. L'athlète du Christ a remporté la victoire sur la chair rebelle, il l'a foulée aux pieds et il s'avance comme sur un char de triomphe. Il ne court point au hasard , puisqu'il a toujours espéré qu'il entrerait bientôt dans la Jérusalem céleste.
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Et il combat par le jeûne et la mortification, sans donner des coups en l'air, c'est-à-dire sans perdre les effets de sa continence, puisqu'en châtiant son corps, il atteint les esprits qui le tourmentent. Aussi l'Apôtre, après avoir vaincu dans tous ces combats et s'être enrichi de tant de couronnes, peut bien lutter contre des ennemis plus puissants et s'écrier avec confiance, après ces premières victoires : « Nous n'avons plus à lutter contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les princes du monde des ténèbres, et contre les esprits de malice répandus dans l'air. » (Éph., VI, 12.)
19. L'athlète du Christ doit combattre pendant toute sa vie.
L'athlète du Christ peut toujours, en cette vie, obtenir des palmes nouvelles; mais plus il remporte de victoires, plus ses combats deviennent difficiles. Lorsqu'il a soumis et vaincu la chair, combien d'adversaires irrités de ses triomphes, combien de troupes ennemies s'élèvent contre ce soldat victorieux de Jésus-Christ! Dieu le permet pour qu'il n'oublie pas, dans les douceurs de la paix, la guerre qu'il doit faire, et qu'il ne perde pas, en s'abandonnant au repos, la récompense de ses efforts et de son courage.
Si nous voulons, par nos progrès dans la vertu, aller de victoire en victoire, nous devons suivre le même ordre dans nos combats et dire avec l'Apôtre: « Je combats et je ne donne pas des coups en l'air, mais je
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châtie mon corps et je le réduis en servitude. » Et quand nous aurons vaincu dans ce premier combat, nous pourrons dire aussi comme lui : « Nous n'avons plus à combattre contre la chair et le sang, mais contre les principautés et les puissances, contre les princes du monde des ténèbres, et contre les esprits de malice répandus dans l'air. » Car nous ne pourrions jamais lutter contre eux, nous serions incapables d'entreprendre les grands combats spirituels, si nous nous laissions vaincre par la chair et surmonter par la gourmandise. L'Apôtre aurait raison de nous faire ce reproche : « Votre tentation n'est encore qu'une tentation humaine. »
20. Le religieux doit, avant tout, observer exactement l'heure des repas.
Le religieux qui désire livrer ces combats intérieurs doit d'abord s'imposer pour règle de ne pas se laisser aller au plaisir de boire et de manger, et de ne jamais rien prendre hors le réfectoire, avant ou après l'heure des repas de la communauté. Qu'il garde la même règle pour le temps destiné au sommeil. Il faut éviter ces deux fautes avec le même soin que l'impureté. En effet, celui qui ne sait lutter contre les tentations de la gourmandise, comment pourrait-il éteindre les ardeurs de la concupiscence? Celui qui ne peut réprimer des passions qui sont petites et visibles, comment aurait-il la sagesse de vaincre celles qui sont cachées et qui brûlent loin du regard des hommes? Ce sont les
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passions et les désirs qui montrent la force de l'âme, et lorsqu'elle se laisse surmonter par les plus faibles tentations, comment triompherait-elle des plus fortes? C'est à la conscience de chacun de le dire.
21. De la paix intérieure et de l'abstinence spirituelle.
Notre adversaire n'est pas à craindre à l'extérieur. L'ennemi véritable est en nous-même, et il nous y fait tous les jours une guerre redoutable. Quand nous l'aurons vaincu, ce qui est au dehors ne nous opposera qu'une faible résistance, et tout sera bientôt tranquille et soumis au soldat du Christ. Nous n'aurons rien à redouter au dehors, si en nous tout obéit à l'esprit.
Ne croyons pas que la seule abstinence des choses matérielles puisse suffire à la perfection du coeur et à la pureté du corps, si nous n'y joignons pas l'abstinence de l'âme. L'âme aussi a des aliments qui lui nuisent, et quand elle en est trop chargée, elle n'a pas besoin d'autre nourriture pour tomber d'elle-même dans l'impureté. La médisance est un de ces aliments qui la tente. La colère en est un autre, et ce n'est pas le moins lourd. Elle s'en nourrit d'abord avec plaisir; mais elle trouve dans sa douceur un poison mortel. L'envie est un aliment qui corrompt l'âme par l'âcreté de son jus, et la rend misérable en lui montrant sans cesse le bonheur d'autrui. La vaine gloire est un aliment qui lui plaît et la flatte quelque temps, mais qui bientôt l'appauvrit et la dépouille de toute vertu, la
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rend stérile et incapable de porter aucun fruit spirituel, tellement que non-seulement elle perd tous les mérites de ses anciens efforts, mais qu'elle s'expose encore aux plus grands malheurs. Tout désir déréglé, tout égarement du coeur, est un aliment pour l'âme, et lorsqu'elle s'en nourrit, elle se dégoûte bien vite du pain céleste et de la bonne nourriture.
Lorsque nous nous abstenons de ces aliments dangereux, comme la vertu nous en fait un devoir, nous pouvons profiter du jeûne de notre corps. Car la souffrance de la chair, jointe à la contrition du coeur, est un sacrifice agréable à Dieu , et elle lui prépare en nous un sanctuaire et une demeure très-pure. Mais si notre corps jeûne et si notre âme se laisse aller à de coupables convoitises, nos privations corporelles ne nous serviront à rien, puisque nous serons souillés dans la partie la plus précieuse de nous-même, dans notre âme, par laquelle nous devenons le temple du Saint-Esprit; car ce n'est pas une chair corruptible, mais c'est un coeur pur qui devient la demeure de Dieu et le temple du Saint-Esprit. Pendant que l'homme extérieur jeûne, il faut que l'homme intérieur s'abstienne aussi des aliments qui peuvent lui nuire; c'est lui surtout qui doit être pur pour se rendre digne de recevoir le Christ comme le recommande l'Apôtre : «C'est dans l'homme intérieur que le Christ doit habiter par la foi de vos coeurs. » (Éph., III, 17.)
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22. L'abstinence corporelle doit être un moyen d'arriver à l'abstinence spirituelle.
Nous devons donc bien comprendre que les privations du jeûne corporel ont pour but de nous faire parvenir à la pureté du coeur. Elles deviendraient inutiles, si nous les supportions toujours pour cette fin sans jamais l'atteindre, malgré tout ce que nous aurions souffert. Il vaudrait mieux nous abstenir des aliments qui sont interdits à l'âme, que refuser volontairement à notre corps une nourriture bien moins dangereuse. Les choses dont le corps se nourrit sont de simples créatures de Dieu qui ne causent pas d'elles-mêmes le péché ; mais les aliments dangereux de l'âme sont les médisances dont il est dit : N'aimez pas à médire, pour que vous ne soyez pas déraciné (1). Ce sont la colère et l'envie dont parle Job : « La colère tue l'insensé , et l'envie fait mourir le faible. » (Job, V, 2.) Remarquez que celui qui se met en colère est traité d'insensé, et que l'envieux est appelé faible et petit. N'est-il pas vraiment insensé, celui qui se donne volontairement la mort par les emportements de la colère, et l'envieux ne montre-t-il pas qu'il est faible et plus petit que celui dont la prospérité le tourmente?
1 Cette citation est faite d'après la version des Septante. La Vulgate dit: « N'aimez pas le sommeil, de peur que la pauvreté ne vous accable. » (Prov., XX, 13.)
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23. Quelle doit être la nourriture du religieux.
Il faut choisir non-seulement les aliments qui apaisent le plus l'ardeur de la concupiscence et qui l'excitent le moins, mais encore ceux qui sont le plus faciles à préparer, les moins chers et les plus convenables à l'usage des religieux. Il y a trois sortes de gourmandise. La première nous fait devancer l'heure du repas fixée par la règle; la seconde nous fait manger avec excès toute sorte de nourriture ; la troisième nous fait rechercher des mets plus délicats et plus nourrissants. Un religieux doit opposer à ces trois gourmandises une triple résistance. Il doit attendre le temps fixé pour rompre le jeûne; il ne doit pas manger jusqu'à satiété; enfin il doit se contenter des aliments les plus communs.
Tout ce qui se fait en dehors de la coutume et de l'ordinaire a toujours été regardé, par nos Pères, comme entaché de vaine gloire et d'ostentation. Nous n'avons jamais vu ceux qui brillent le plus par leur science et leur discrétion, et que la grâce de Jésus offre à notre imitation comme des flambeaux éclatants, s'abstenir de pain, quoique la chose leur eût semblé bien simple et bien facile. Nous avons remarqué, au contraire, que ceux qui dépassent la règle et se privent de pain pour ne manger que des fruits et des légumes, n'étaient pas les religieux les plus recommandables, et n'avaient pas reçu le don de science et de discrétion.
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Les anciens disent que non-seulement un religieux ne doit pas prendre une nourriture différente de celle des autres, de peur que son abstinence, connue de tous, ne soit inutile et viciée par la vaine gloire, mais encore qu'il n'a pas besoin de faire connaître ses jeûnes ordinaires et qu'il doit les cacher autant que possible. Lorsqu'il vient, par exemple, des frères nous visiter, il vaut mieux pratiquer la charité et l'hospitalité, que montrer une fidélité scrupuleuse dans son abstinence. Ce n'est pas notre volonté, notre avantage et notre zèle qu'il faut consulter, mais il faut chercher et faire avec empressement ce que réclament le bien-être et les besoins du frère qui nous visite.
24. Les solitaires d'Égypte rompent le jeûne pour ceux qui arrivent.
Lorsque nous fîmes le voyage de Syrie, en Égypte, pour nous y instruire auprès des solitaires, nous admirâmes avec quelle cordialité on nous recevait partout. On ne faisait pas comme dans les couvents de Palestine, où l'on attendait, pour nous faire manger, l'heure de rompre le jeûne, excepté le mercredi et le vendredi, qui étaient des jours privilégiés; mais dès que nous arrivions, on servait le repas. Comme nous interrogions un des Pères sur cette facilité avec laquelle ils rompaient le jeûne ordinaire : « Je puis, dit-il, toujours jeûner, quand je suis seul; mais je ne puis vous avoir toujours avec moi, car vous devez bientôt nous quitter. Le jeûne sans doute est utile et souvent
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nécessaire, c'est cependant une offrande que nous faisons librement, tandis que remplir les devoirs de la charité, est un précepte formel et absolu. Je reçois en vous le Christ même, et je dois bien le traiter. Après votre départ, il me sera facile de compenser par un jeûne plus sévère l'adoucissement que je me suis permis à cause de lui. Les enfants de l'Époux ne peuvent jeûner quand l'Époux est avec eux; mais quand il les aura quittés, ils pourront jeûner. (Luc, V, 34.)
25. De la tempérance d'un solitaire qui se mit six fois à table sans satisfaire sa faim.
Un des solitaires qui me recevait m'invitait à manger encore un peu, et comme je lui répondais que je ne pouvais plus le faire : « Et moi, dit-il, voilà six fois que je me mets à table pour recevoir des frères, et je prends quelque chose pour les encourager. Cependant j'ai encore faim, et vous qui mangez pour la première fois, vous dites que vous ne pouvez déjà plus rien prendre. »
26. D'un autre solitaire qui ne mangeait jamais seul.
Nous vîmes un autre solitaire qui nous assura n'avoir jamais pris de nourriture tout seul. Lorsque aucun de ses frères n'était venu à sa cellule pendant les cinq premiers jours de la semaine, il restait sans manger jusqu'à ce qu'il allât, le samedi ou le dimanche, à l'église. Il ramenait alors quelque étranger
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et prenait avec lui son repas, non pas tant pour satisfaire aux besoins de son corps que pour remplir à l'égard de son frère les devoirs de la charité. Ces saints solitaires rompent sans scrupule le jeûne ordinaire pour recevoir ceux qui les visitent; mais après leur départ, ils compensent par une abstinence plus grande le repas qu'ils ont fait en leur honneur, et ils se mortifient, non-seulement en prenant moins de pain , mais en diminuant aussi de beaucoup leur sommeil.
27. Ce que firent deux solitaires pendant quarante ans.
Lorsque le vénérable Jean, supérieur d'un grand monastère et d'une nombreuse communauté, vint visiter le vieux solitaire Pesius qui demeurait au fond du désert, il lui demanda, comme à son ancien compagnon, ce qu'il avait fait depuis quarante ans qu'ils s'étaient séparés, dans cette solitude où personne ne venait lui parler. « Jamais, dit-il, le soleil ne m'a vu prendre mon repas. — Et moi, repartit l'abbé Jean, jamais il ne m'a vu en colère. »
28. Grand enseignement de l'abbé Jean au moment de sa mort.
Ce même vieillard, au moment de mourir, se montrait tout joyeux, et ses frères affligés qui entouraient la couche où il allait expirer, le supplièrent de leur laisser quelques bonnes paroles qu'ils garderaient
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comme un précieux héritage, et qui les aideraient à acquérir la perfection. Le saint vieillard leur dit en soupirant : «Je n'ai jamais fait ma volonté, et je n'ai rien enseigné avant de l'avoir pratiqué moi-même. »
29. D'un solitaire qui ne dormait jamais pendant les entretiens spirituels, et qui dormait dès qu'on parlait de choses frivoles.
Nous vîmes aussi un vieillard, nommé Machète, qui demeurait assez loin de tous ses frères. Il avait obtenu de Dieu, par ses persévérantes prières, la grâce de ne jamais s'endormir pendant les entretiens spirituels, quelque longs qu'ils fussent, le jour et la nuit; mais quelqu'un commençait-il à dire quelque parole inutile, il s'endormait sur-le-champ, et aucun discours coupable ne souillait ainsi ses oreilles.
30. Avis pour ne juger personne.
Ce vieillard, pour nous apprendre à ne juger personne, nous dit qu'il avait autrefois reproché trois choses à ses frères : de se faire couper la luette qui les gênait, d'avoir une couverture dans leurs cellules, et de bénir de l'huile pour les personnes du monde qui en demandaient; mais qu'il avait fait lui-même ce qu'il avait reproché aux autres. «J'ai eu, nous dit-il, la luette si malade qui a fallu céder à la force de la douleur ainsi qu'aux conseils de mes supérieurs, et permettre qu'on me fit l'opération. Cette infirmité
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me contraignit à avoir une couverture; et je fus obligé enfin dé bénir de l'huile et de la donner à ceux qui m'en demandaient: c'est ce que j'avais le plus en horreur, parce que je supposais que cet acte avait pour principe une grande présomption; mais je me trouvai tout à coup tellement entouré et pressé par des hommes du monde, que je ne pus m'en débarrasser qu'en cédant à leur violence, et en faisant le signe de la Croix sur un petit vase qu'ils me présentaient; ils crurent leur huile bénite et me rendirent enfin ma liberté (1). Ceci me prouva qu'un religieux tombe souvent pour les mêmes causes dans les fautes qu'il se permet de reprocher aux autres. Il faut que chacun se juge lui-même et veille avec grand soin sur toutes ses actions, sans examiner les discours et la conduite des autres. C'est ce que nous recommande l'Apôtre : « Mais vous pourquoi juger votre frère? C'est pour son maître qu'il est ferme ou qu'il tombe. » (Rom., XIV, 10.) Et Notre-Seigneur a dit : « Ne jugez pas , afin que vous ne soyez pas jugé. Comme vous aurez jugé, vous serez jugé vous-même. » (S. Matth., VII, 1.) Outre cette raison, il est encore dangereux de juger les autres. Nous les blâmons parce que nous ignorons la contrainte ou les motifs qui les font agir, et qui les excusent ou les justifient même devant Dieu. Nous les avons jugés témérairement et nous commettons
1 L'usage était de faire bénir ainsi de l'huile par les solitaires, et on s'en servait ensuite dans les maladies. (Conf., VII, 26.)
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ainsi un grand péché, en n'ayant pas les sentiments que nous devrions avoir pour nos frères. »
31. Reproches aux religieux qui sommeillent quand on parle de Dieu, et qui s'éveillent en entendant des fables.
Le même solitaire nous montra à quel point le démon est l'inspirateur des discours frivoles et l'ennemi déclaré des entretiens spirituels. Comme il traitait des sujets pieux et importants avec quelques frères, et qu'il les voyait tomber dans un assoupissement profond sans pouvoir chasser de leurs yeux le sommeil , il se mit tout à coup à leur raconter une fable ; ils s'éveillèrent aussitôt et l'écoutèrent avec avidité et plaisir. Il leur dit alors en gémissant: «Jusqu'à présent nous avions parlé des choses célestes, vos yeux se fermaient et vous étiez accablés de sommeil; mais je vous ai raconté une fable, et vous voici tous bien éveillés. Ceci doit vous faire connaître celui qui combat nos entretiens spirituels et qui inspire de semblables frivolités. N'est-ce pas évidemment celui qui se plaît toujours au mal et nous pousse sans cesse aux discours inutiles pour combattre les bons? »
32. Lettres brûlées avant de les lire pour conserver la paix de l'âme.
Je pense qu'il faut aussi rapporter l'acte d'un religieux qui cherchait sans cesse à purifier son coeur et s'appliquait tout entier à contempler les choses divines.
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Il y avait quinze ans qu'il était dans la solitude, lorsqu'on lui apporta beaucoup de lettres de son père, de sa mère et d'un grand nombre d'amis qui habitaient la province du Pont. Il reçut ce gros paquet et réfléchit longtemps en lui-même : Combien, se dit-il, cette lecture va faire naître en moi de pensées qui me causeront une joie vaine, ou une tristesse stérile ! Combien de fois le jour le souvenir de ceux qui m'ont écrit détournera-t-il mon âme de la contemplation qu'elle recherche! Et, après, que de temps il me faudra pour sortir de ce trouble, que de peine pour re-trouver ma tranquillité perdue, si, une fois que mon esprit sera captivé par cette lecture, je me mets à me rappeler le visage et les paroles de ceux que j'ai quittés depuis si longtemps, si je m'imagine les voir, et habiter encore avec eux ! Que me servira de m'en être séparé corporellement, si mon coeur veut les rejoindre? Celui qui est mort en renonçant au souvenir de ce qu'il a laissé dans le monde, n'y retourne-t-il pas en le faisant revivre?
Après avoir bien réfléchi, il décida que non-seulement il ne lirait pas une seule lettre, mais qu'il n'ouvrirait pas même le paquet, de peur qu'en voyant le nom ou en se rappelant le visage de ceux qui lui écrivaient, il ne fût distrait un instant des saintes pensées qui l'occupaient. Il jeta au feu le paquet tel qu'il l'avait reçu : « Allez, dit-il, pensées de ma patrie; brûlez avec ces lettres et ne cherchez plus à me ramener aux choses que j'ai quittées. »
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33. Solution d'une question difficile obtenue par la prière.
Nous avons aussi rencontré l'abbé Théodore , qui était autant remarquable par sa science que par sa sainteté. Il excellait non-seulement dans la pratique, mais dans la connaissance des Écritures, et ce n'était pas par l'étude et par la littérature profane qu'il y était parvenu ; c'était par la seule pureté du coeur. C'est à peine s'il pouvait comprendre et dire quelques mots de la langue grecque. Comme il cherchait une fois l'explication d'une question très-difficile, il demeura sept jours et sept nuits en prière, sans se lasser jusqu'à ce qu'il eût obtenu de Dieu la solution qu'il cherchait.
34. Du meilleur moyen d'acquérir la science des Écritures.
Quelques solitaires admiraient sa science si remarquable et l'interrogeaient sur le sens de quelques passages de l'Écriture. Un religieux, leur dit-il, qui désire acquérir l'intelligence des Écritures ne doit pas se fatiguer à lire un grand nombre de commentaires; il vaut mieux qu'il s'applique à purifier son coeur de tous les vices de la chair (1). Dès que ces vices
1 Cassien est loin d'enseigner la doctrine du libre examen, par l'exemple et les conseils de l'abbé Théodore. Il ne dit pas que tous peuvent facilement comprendre les saintes Écritures, mais que le meilleur moyen d'en avoir l'intelligence est de purifier son coeur. Les coeurs purs sont nécessairement soumis à l'autorité de l'Église, et si l'abbé Théodore recommande de ne pas se fatiguer à lire des commentaires, c'est que ces commentaires, à son époque, étaient pleins de contradictions et d'erreurs qui obscurcissaient la vérité , au lieu de la faire connaître. Saint Thomas ne défendait pas l'étude, en disant qu'il avait plus appris aux pieds du crucifix que dans les livres.
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en sont bannis, les yeux de l'âme, dégagés du voile des passions , pénètrent comme naturellement les secrets des saintes Écritures.
Le Saint-Esprit ne nous a pas donné ces livres pour qu'ils restent obscurs et inexplicables ; ce sont nos péchés qui en cachent le sens aux yeux de notre âme, et dès que nous en sommes purifiés une simple lecture nous suffit souvent pour en avoir une parfaite intelligence, sans avoir recours à une foule de commentaires ; les yeux de notre corps n'ont besoin des leçons de personne pour voir, lorsque rien ne les obscurcit et ne les aveugle. Toutes les variations et les erreurs qu'on trouve dans les commentaires viennent de ce que leurs auteurs ne se sont pas assez appliqués, avant de les écrire, à purifier leurs coeurs : les défauts et les souillures de leur âme les conduisent à des interprétations différentes ou contraires à la foi, et les empêchent de bien comprendre la lumière de la vérité.
35. De la manière de bien employer la nuit.
L'abbé Théodore vint, une nuit, me surprendre tout à coup dans ma cellule; j'étais seul alors et encore
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bien novice, et il voulait voir par bonté ce que je faisais. Il remarqua qu'après l'office du soir, je pensais déjà à me reposer et à m'étendre sur ma natte. Il poussa un profond soupir, et m'appelant par mon nom : «Frère Jean, me dit-il, combien, à cette heure, s'entretiennent avec Dieu , l'attirent et le retiennent dans leur coeur! Et vous vous privez d'une si grande grâce, en vous abandonnant au sommeil (1) »
Puisque les vertus de ces saints solitaires nous ont un peu écartés de notre sujet, il faut que je rapporte encore un acte de charité qu'un religieux célèbre, Archebius, accomplit à notre égard. Cet exemple d'ailleurs n'est pas déplacé dans ce livre; il montrera que l'abstinence devient plus pure et plus belle par son union à la charité. La privation est une offrande agréable à Dieu, lorsqu'elle a pour but des oeuvres de charité.
36. Description d'un désert où vivaient quelques anachorètes.
Nous étions encore bien nouveaux dans la vie religieuse, lorsque nous vînmes des monastères de Palestine à une ville d'Égypte, appelée Diolcos; il y avait là un nombre considérable de religieux qui vivaient d'une manière admirable, sous une règle très-ancienne et très-sévère; mais l'éloge qu'on nous fit d'un ordre de religieux plus parfaits nous donna un extrême désir de les voir. C'étaient les anachorètes qui, après avoir vécu longtemps dans les monastères et y avoir pratiqué la patience , l'humilité, la pauvreté et
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s'être purifiés de tous les vices, pénétraient dans les solitudes les plus profondes, pour y livrer aux démons de plus grands combats '. Nous savions qu'il y avait de ces religieux près du Nil, dans un lieu qui est borné d'un côté par le fleuve et de l'autre par la mer, et qui forme ainsi une île. Des solitaires peuvent seuls y habiter, car le sel que contient le sol et la stérilité des sables n'y permettent aucune culture. Nous avions hâte de les voir, et nous filmes étonnés, au delà de toute expression, des peines que l'amour de la solitude et de la contemplation leur faisait supporter. Ils avaient tant de difficultés à se procurer de l'eau qu'ils la ménageaient avec plus de soin que n'en met un avare à conserver et à épargner le vin le plus précieux. Il fallait faire trois milles et plus, pour aller puiser au fleuve celle qui leur était nécessaire, et la fatigue de ce voyage était doublée par les montagnes de sable qu'il fallait franchir.
37. Bonté d'un saint solitaire qui cédait toujours sa cellule.
La vue de ces religieux nous donna le désir de les imiter. Le bienheureux Archebius, le plus estimé de tous par sa charité, nous conduisit à sa cellule, et, dès qu'il eut connu notre intention, il parut décidé à quitter cet endroit, et nous offrit sa cellule nous assurant qu'il l'abandonnerait, lors même que nous ne devrions pas en profiter. Comme nous désirions beaucoup
1 Cassien parle de ces religieux dans sa VIIIe Conf., ch. V.
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y rester et que nous ne pouvions soupçonner la parole d'un homme semblable, nous acceptâmes avec empressement, et nous prîmes possession de sa demeure et de tout son petit ménage. Après nous avoir installés par cette pieuse ruse, il s'éloigna pendant quelques jours pour préparer de quoi se faire une autre cellule, et il revint ensuite la bâtir avec beaucoup de peine et de fatigues. Peu de temps après, d'autres solitaires étant venus et désirant rester comme nous, il la leur donna avec tous ses meubles , en les trompant par la même assurance; sa charité ne se fatigua pas, car il eut bientôt à se construire une troisième cellule.
38. Le même solitaire acquitte, par le travail de ses mains, les dettes de sa mère.
Je rapporterai encore un autre acte de charité de ce saint solitaire, pour que son exemple apprenne aux religieux de nos provinces, non-seulement à pratiquer rigoureusement l'abstinence, mais encore à conserver fidèlement leurs affections légitimes. Ce saint homme était d'une bonne famille; il renonça, dès sa jeunesse, au monde et aux parents qu'il aimait pour se réfugier dans un monastère, situé à quatre milles à peu près de la ville dont nous avons parlé. Il y mena une vie si retirée, que pendant les cinquante ans qu'il y passa, non-seulement il n'alla pas une seule fois à la ville d'où il venait, mais que jamais il ne vit le visage d'une femme, pas même celui de sa
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mère. Son père cependant mourut et laissa une dette de cent pièces d'or. Il ne pouvait avoir aucune inquiétude à ce sujet, puisqu'il avait renoncé à l'héritage paternel, mais il craignit que sa mère ne fût tourmentée par ses créanciers; il pensa qu'il pouvait se relâcher des rigueurs évangéliques. Lorsque ses parents étaient heureux, il semblait avoir oublié son père et sa mère; mais il crut devoir se souvenir de sa mère dans la peine, et la tendresse lui persuada de venir à son secours, sans renoncer en rien à la règle qu'il s'était imposée.
Il garda, en effet, rigoureusement la clôture; mais il demanda qu'on lui donnât trois fois plus d'ouvrage qu'à l'ordinaire, et pendant toute une année, il travailla tant le jour et la nuit, qu'il gagna à la sueur de son front de quoi payer ses créanciers et délivrer sa mère de tout embarras. Il lui avait ôté le fardeau de sa dette, sans s'être déchargé lui-même de ses obligations. Il lui avait donné cette preuve de tendresse en continuant ses austérités, et celle qu'il semblait avoir reniée par amour du Christ, l'amour du Christ la lui fit de nouveau reconnaître.
39. Charité ingénieuse d'un religieux pour occuper un de ses frères.
Lorsque le frère Siméon,que nous aimions beaucoup, nous arriva d'Italie, il n'entendait pas, pour ainsi dire, un mot de grec. Un des anciens l'accueillit charitablement
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comme un étranger, et voulut cacher sa bonté sous l'apparence d'une dette qu'il acquittait. Il lui demanda pourquoi il restait dans sa cellule sans rien faire, en disant que cette oisiveté, comme le manque des choses nécessaires , devait être un obstacle à la persévérance ; car il était persuadé que personne ne pouvait supporter les épreuves de la solitude, s'il n'aimait pas gagner de ses propres mains sa nourriture. Siméon lui répondait qu'il était incapable de faire ce que faisaient les autres frères, qu'il savait seulement copier les livres et qu'il était prêt à le faire, si quelqu'un, en Égypte, avait besoin d'un manuscrit latin. Le religieux saisit l'occasion de lui être utile sans l'humilier. « Grâce à Dieu, dit-il, cela se trouve à merveille. Depuis longtemps je cherchais quelqu'un pour me copier les Épîtres de saint Paul en latin. J'ai à l'armée un frère qui sait très-bien cette langue, et je désire lui envoyer quelque chose des saintes Écritures pour le bien de son âme. »
Siméon profita avec joie de l'offre qui lui était faite, comme si elle venait de Dieu même, et le bon vieillard fut encore plus heureux de cacher ainsi sa charité. Il s'engagea aussitôt, pour reconnaître son travail, à pourvoir à tous ses besoins pendant l'année, et à lui fournir tous les parchemins et les instruments qui lui seraient nécessaires. Quand le livre fut achevé, il ne put s'en servir, ou en tirer quelque avantage, car personne, dans le pays, ne savait le latin; mais il fut bien récompensé de son adresse charitable et de la dépense considérable qu'il avait faite, puisqu'il avait donné à son frère ce dont il avait besoin pour vivre,
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sans l'humilier par son aumône, en la lui faisant gagner par son travail, et qu'il avait caché ses bien-faits en paraissant lui payer une dette véritable. Son mérite devant Dieu fut d'autant plus grand qu'il nourrit non-seulement un étranger, mais qu'il lui fournit encore l'occasion et les instruments de son travail.
40. De deux jeunes solitaires qui se laissent mourir de faim, dans le désert, sans toucher à des figues qu'ils portaient à un malade.
Nous voulions parler de jeûnes et d'abstinence, et nous y avons mêlé quelques exemples de charité; revenons maintenant à notre sujet, et racontons l'histoire remarquable de deux religieux, qui étaient jeunes d'âge, mais non pas de vertu. Un figuier avait porté des fruits dans une partie de la Libye, et comme c'était une chose qu'on n'y avait jamais vue, quelqu'un offrit ces figues qu'il admirait à l'abbé Jean, économe d'un monastère du désert de Schethé, où le bienheureux Paphnuce lui avait confié l'administration des biens temporels de la communauté. L'abbé Jean s'empressa d'envoyer ces fruits à un vieillard qui était malade dans une partie très-éloignée du désert, et il les confia à deux jeunes gens. Ils avaient au moins dix-huit milles à faire. Ils se hâtaient d'obéir, lorsqu'un épais brouillard leur fit perdre le chemin qu'ils devaient suivre; ce qui, dans cet endroit, arrive facilement aux
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plus anciens solitaires. Ils errèrent pendant tout le jour et toute la nuit dans cette immense solitude, sans pouvoir trouver la cellule du malade, et bientôt épuisés de fatigue, de faim et de soif, ils tombèrent à genoux et rendirent leur âme à Dieu, en lui adressant des prières. On les chercha longtemps à la trace de leurs pas, qui étaient imprimés sur le sable comme sur la neige, ce qui arrive dans ces lieux jusqu'à ce que le vent, même le plus léger, couvre de poussière les empreintes. On les trouva auprès des figues telles qu'ils les avaient reçues; ils étaient morts avant d'y toucher, aimant mieux perdre la vie que de violer en la moindre chose l'ordre de leur supérieur.
41. Belle sentence de l'abbé Macaire. Un religieux doit observer l'abstinence comme s'il devait vivre cent ans, et comme s'il devait mourir tous les jours.
Nous terminerons ce livre sur le jeûne et l'abstinence, par un enseignement bien utile et bien remarquable de l'abbé Macaire. Il disait qu'un religieux devait jeûner comme s'il était sûr de vivre cent ans, et qu'il devait réprimer les mouvements de l'âme, oublier les injures, combattre la tristesse et mépriser les douleurs et les injustices, comme s'il avait à mourir le jour même. La première pensée le rendra sage et prudent, lui faisant toujours garder la régularité de son abstinence, sans lui permettre de tomber dans un fatal relâchement sous prétexte de ménager sa santé; la seconde lui donnera une force d'âme salutaire, qui
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non-seulement lui fera mépriser les choses heureuses du monde, mais qui le rendra fort à l'égard des choses tristes et contraires, qu'il méprisera comme n'ayant nulle importance, parce qu'il aura toujours les yeux de l'âme sur le lieu où il peut aller à chaque instant.
LIVRE VI : DE L'IMPURETÉ
1. Du second ennemi à combattre.
Les Pères nous apprennent que notre second ennemi est l'impureté. Ce combat que nous avons à livrer est plus long, plus difficile que les autres, et bien peu y remportent une complète victoire. C'est une guerre cruelle qui commence pour l'homme dès sa jeunesse, et qui ne finit pas avant que tous les autres vices soient détruits. L'ennemi nous attaque des deux côtés, par deux passions différentes, et il faut aussi lui opposer une double résistance. Comme sa force lui vient des faiblesses de la chair et de l'âme, c'est aussi en unissant leurs efforts pour le combattre que nous pourrons en triompher. Il ne suffit pas du jeûne corporel, pour conquérir ou conserver une pureté parfaite : il faut d'abord avoir la contrition du coeur, et lutter contre l'esprit impur par une prière persévérante;
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puis méditer sans cesse l'Écriture sainte , en acquérir la science et ne pas négliger le travail des mains, qui arrêtera les distractions de notre esprit. Il faut, avant tout, s'affermir dans une humilité sincère, sans laquelle on ne peut jamais triompher entièrement d'aucun vice.
2. Du principal remède contre l'impureté.
Le principal remède contre ce vice est la purification du coeur, où Notre-Seigneur nous apprend que se trouve le germe de cette terrible maladie. C'est du coeur, dit-il, que sortent les pensées mauvaises , les homicides, les adultères, les fornications, les vols et les faux témoignages. (S. Matth., XV, 19.) Il faut donc purifier cette source de la vie et de la mort. Salomon nous le recommande : « Gardez votre coeur avec tout le soin possible, car c'est lui qui est la source de la vie. » (Prov., IV, 23.) Et, en effet, la chair est assujettie à ses mouvements et à son empire. Nous devons donc suivre avec ardeur les lois de l'abstinence, de peur que l'abondance des aliments n'empêche la chair d'obéir aux conseils salutaires de l'esprit, et ne résiste avec insolence à son maître. Si nous nous appliquons seulement à châtier notre corps, sans faire jeûner en même temps notre âme de tous ses vices et sans la nourrir d'études pieuses et de méditations saintes , nous ne pourrons jamais nous élever à une pureté parfaite, puisque la partie principale de nous-même souillera notre corps. Il faut d'abord, comme le recommande
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Notre-Seigneur, purifier le dedans de la coupe et du plat, afin que le dehors aussi devienne pur. (S. Matth., XXIII, 26.)
3. Combien l'éloignement du monde aide à vaincre l'impureté.
Les autres vices se corrigent ordinairement en fréquentant les hommes et en luttant chaque jour contre les occasions. Les fautes commises sont, pour ainsi dire, un moyen de guérir. La colère, par exemple, la tristesse, l'envie, l'impatience, cèdent à la réflexion et aux efforts persévérants de celui qui vit au milieu de ses frères et des tentations qu'il y rencontre. Plus les épreuves sont nombreuses, plus la victoire semble prompte et facile. Cette maladie, au contraire, nécessite, outre la mortification du corps et la contrition du cœur, la solitude et la séparation du monde. C'est le moyen d'apaiser cette terrible fièvre des sens et de recouvrer une santé parfaite. Dans certaines maladies, on évite de montrer aux malades des aliments qui pourraient leur nuire, de peur que cette vue n'excite en eux des désirs funestes. Il faut de même, pour guérir l'impureté, rechercher le calme et la solitude, afin que l'âme, n'étant plus troublée par des images dangereuses, puisse s'élever à des pensées plus saintes et arracher plus facilement les racines de cette plante vénéneuse.
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4. De la différence qui existe entre la chasteté et la continence.
Personne ne doit croire pour cela que nous prétendions qu'il n'y ait pas de religieux continents vivant en communauté. Nous reconnaissons, au contraire, qu'il est très-facile d'en trouver. Mais être continent ou être chaste, n'est pas la même chose. Être chaste, c'est vivre dans l'amour d'une pureté inaltérable, et cette vertu est le privilège de ceux qui restent vierges de corps et d'esprit, comme les deux saints Jean dans le Nouveau Testament, et comme Élie, Jérémie et Daniel, dans l'Ancien. On peut aussi mettre au même rang ceux qui, après avoir éprouvé les faiblesses de la chair, sont arrivés, à force de peine et de vigilance, à recouvrer cette pureté d'âme et de corps, et non-seulement résistent aux tentations de la concupiscence, mais n'éprouvent plus même les mouvements de la nature. C'est cette chasteté que nous croyons qu'il est très-difficile d'acquérir dans la société des hommes. Nous ne disons pas la chose impossible; mais nous laissons chacun y réfléchir et se prononcer dans sa conscience.
Nous croyons que beaucoup de continents qui ont, rarement ou souvent, à soutenir les combats de la chair, y résistent et en triomphent par crainte de l'enfer ou par désir du ciel. Mais les Pères, tout en reconnaissant qu'ils peuvent lutter par ce moyen contre l'ardeur des passions, déclarent qu'ils ne doivent pas, pour cela, se croire invulnérables; car tant que dure
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la guerre, on a beau frapper et vaincre souvent l'ennemi, on n'est jamais à l'abri de tout danger.
5. Les efforts de l'homme ne suffisent pas pour vaincre l'impureté.
Si donc nous sommes bien décidés à combattre un bon combat comme l'Apôtre, si nous voulons de toute notre âme vaincre l'esprit d'impureté, hâtons-nous de le faire, en nous confiant, non pas dans nos propres forces, qui ne pourraient jamais y suffire, mais dans le secours de la grâce divine. Nous aurons toujours à lutter contre ce vice, tant que nous ne reconnaîtrons pas que cette guerre est au-dessus de nos forces, et que malgré tous nos efforts nous ne remporterons pas la victoire, si Dieu ne nous aide de sa toute-puissante protection.
6. Une grâce spéciale de Dieu est nécessaire pour conserver la chasteté.
La grâce de Dieu est sans doute nécessaire pour triompher de tous les vices et pour faire des progrès dans toutes les vertus; mais elle l'est plus encore quand il s'agit de la pureté. Cette vertu est un don tout spécial, comme le prouvent le témoignage des Pères et l'expérience de ceux qui l'ont obtenue. Car comment être délivré de la chair en restant dans son corps? et n'est-ce pas surnaturel, d'être revêtu d'une chair fragile, sans en ressentir les ardeurs? Il serait
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impossible à l'homme de s'élever sur ses ailes jusqu'à cette pureté céleste, si la grâce de Dieu ne le tirait de la fange terrestre par le don de la chasteté. Il n'y a pas de vertu qui puisse égaler notre nature charnelle à la nature spirituelle des anges, comme cette vertu de chasteté, qui, selon l'Apôtre, nous rend citoyens du ciel, lorsque nous sommes encore habitants de la terre (Phil., III, 20), puisque nous possédons déjà, dans notre chair fragile, cette paix qui est promise aux saints, lorsqu'ils seront délivrés de leur corps mortel.
7. Exemple de l'athlète proposé par l'Apôtre.
Écoutez ce que dit l'Apôtre: « Celui qui combat dans l'arène s'abstient de tout. » (I Cor., IX, 25.) Cherchons ce que veut dire de tout, afin de pouvoir appliquer à nos combats spirituels cette comparaison tirée des combats du monde. Les athlètes qui voulaient bien combattre dans l'arène n'avaient pas la permission d'user de tous les aliments qui pouvaient les tenter. Ils devaient se contenter de ceux qui étaient prescrits par les règlements, et non-seulement ils étaient forcés de s'abstenir des mets défendus, de l'ivresse et de toute débauche, mais ils devaient fuir la paresse, l'oisiveté, l'inaction, afin d'accroître leurs forces par une étude et des exercices continuels. Ils devaient vivre dans le célibat et la continence pour rester étrangers aux inquiétudes, aux tristesses et aux embarras du monde. Ils n'avaient à s'occuper que de leur profession, et ils n'en étaient distraits par aucun besoin
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car ils recevaient de celui qui présidait les combats leur subsistance de chaque jour, et ils ne pensaient qu'à mériter la couronne et les honneurs de la victoire. Lorsqu'ils se préparaient au combat, non-seulement ils restaient purs de tout rapport avec les femmes, mais ils se défendaient de toutes souillures involontaires pendant la nuit, en se ceignant douloureusement les reins avec des lames de plomb (1) ; ils pensaient qu'ils perdraient de leurs forces pour bien combattre, si quelque image trompeuse du plaisir venait altérer leur pureté.
8. Des moyens que les athlètes prenaient pour se préparer au combat.
Comprenons bien la conduite des athlètes du monde, dont saint Paul nous propose l'exemple, et remarquons avec quel soin ils s'observent et se gardent eux-mêmes. Que ne devrons-nous donc pas faire pour conserver sans tache la chasteté de l'âme et du corps, nous qui sommes obligés chaque jour de manger la chair sacrée de l'Agneau, à laquelle toute personne impure ne pouvait toucher dans l'ancienne loi ! Car le Lévitique dit : « Celui qui est pur mangera les viandes; mais celui qui mangera des viandes du sacrifice offert à Dieu, quoiqu'il ait contracté quelque souillure, périra devant le Seigneur. » (Lévitiq., VII, 19, 20.) Quelle
1 Pline parle de cet usage dans son histoire naturelle, liv. XXXIV, ch. XVIII.
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est donc l'excellence de la pureté, puisque, sans elle, on ne pouvait sous l'ancienne loi participer aux sacrifices, qui n'étaient cependant que des figures, et que sans elle aussi, ceux qui désirent en ce monde une couronne corruptible, ne sauraient l'obtenir!
9. Combien nous devons toujours garder notre coeur pur aux yeux de Dieu.
Il faut, avant tout, purifier avec une extrême vigilance les replis de notre coeur; car cette pureté de corps que nous désirons avoir, nous devons la posséder dans les secrets de notre conscience. C'est là que Dieu réside comme arbitre et juge de nos combats. Il y voit notre ardeur et nos efforts; et sa présence doit nous empêcher d'admettre imprudemment en nous des pensées que nous aurions horreur de manifester au dehors, et de nous souiller ainsi en secret de ce qui nous ferait rougir devant les hommes. Si nous pouvions d'ailleurs nous cacher aux regards des hommes, pourrions-nous échapper à ceux des saints anges et de Dieu même, dont la science pénètre la nuit la plus profonde.
10. A quel signe on connaît la pureté parfaite.
Nous aurons une marque évidente, une preuve certaine de notre pureté, si aucune image trompeuse ne vient troubler notre sommeil, ou ne peut exciter en nous, malgré ses obsessions, les mouvements de la
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concupiscence. Car, quoique ces mouvements ne soient pas par eux-mêmes un péché véritable, ils montrent cependant que l'âme n'est pas encore parfaite et complètement affranchie du vice, puisqu'elle est toujours soumise à de pareilles illusions.
11. D'où viennent nos impuretés involontaires.
Le repos de la nuit fait connaître la nature des pensées auxquelles nous nous sommes laissés aller pendant le jour. Lorsque ces illusions des sens nous arrivent, il ne faut pas les attribuer au sommeil, niais à notre négligence pendant que nous étions éveillés. Le mal caché qui se manifeste en nous n'a pas pour principe les ténèbres de la nuit; il était déjà dans les replis de notre âme, et quand il se produit au dehors durant notre sommeil, il montre les ardeurs impures que nous avions excitées durant le jour, en nous re-paissant de pensées dangereuses. C'est ainsi que les maladies du corps ne se forment pas au moment où elles paraissent à l'extérieur, leur origine est plus ancienne; elles sont causées par la négligence et l'imprudence de ceux qui prennent des aliments contraires à leur santé, et font naître en eux des humeurs capables de leur donner la mort.
12. La chair ne peut être pure, si le coeur ne l'est pas.
Dieu, l'auteur et créateur du genre humain, connaît mieux que personne la nature de son oeuvre et les
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moyens de la réparer. Aussi a-t-il appliqué le remède où il savait qu'était la cause principale de la maladie, lorsqu'il a dit : « Celui qui regarde une femme avec un mauvais désir, a commis déjà l'adultère dans son coeur. » (S. Matth., V, 2.) En parlant de ces regards coupables, Notre-Seigneur ne condamne pas tant ceux du corps que ceux de l'âme, qui abusent des yeux pour voir; c'est le coeur malade et blessé des traits de l'impureté, qui conçoit ce mauvais désir et qui se sert de la vue, d'un bienfait du Créateur, pour commettre le mal. Ce regard fait paraître seulement la concupiscence cachée en lui. Le divin Médecin donne le bon remède pour guérir cette fatale ivresse qui nous vient par les yeux. L'Écriture ne dit pas : « Gardez vos yeux avec tout le soin possible. » Ce serait surtout cependant sur eux qu'il faudrait veiller, s'ils étaient la source principale de la concupiscence; mais ils ne sont que les serviteurs de l'âme, et il est dit : « Gardez votre coeur avec tout le soin possible. » (Prov., IV, 25.) Le remède est appliqué à ce qui peut abuser des yeux.
13. Il faut combattre les pensées charnelles dès leur origine.
Le premier soin que nous devons prendre pour purifier notre coeur, est d'en bannir tout souvenir de femme, que les ruses du démon pourraient y éveiller. Nous devons même éloigner celui de notre mère, de nos soeurs, de nos parents et des personnes pieuses que nous avons rencontrées. Il faut nous hâter d'en détourner notre pensée, de peur que le tentateur ne
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profite de l'occasion pour égarer notre esprit sur d'autres femmes, et y faire naître de dangereuses images.
Rappelons-nous sans cesse le précepte du Seigneur : « Gardez votre coeur avec tout le soin possible » (Genes., III, 15), et lâchons, nous aussi, de briser la tête du serpent, c'est-à-dire de découvrir le principe des pensées mauvaises qui pourraient se glisser dans notre âme; car, si la tête du démon pénétrait dans notre coeur par notre négligence, son corps y serait bientôt tout entier par notre consentement; et une fois qu'il y serait établi, nous péririons victimes de ses passions et de sa tyrannie. Nous devons détruire dès le matin les pécheurs qui s'élèvent de notre terre, c'est-à-dire nos pensées charnelles à leur naissance; nous devons briser sur la pierre les enfants de Babylone, lorsqu'ils sont encore petits. (Ps. CXXXVI, 12.) Car, si nous ne les tuons pas pendant qu'ils sont jeunes, si nous les laissons grandir par notre faute, ils se fortifieront et se révolteront pour nous perdre, et nous ne pourrons les vaincre qu'avec beaucoup de peine et de combats.
Quand le fort, c'est-à-dire notre esprit, est armé pour garder sa maison, quand il défend par la crainte de Dieu toutes les retraites de son coeur, il conserve en paix tout ce qu'il possède (S. Luc, XI, 21), c'est-à-dire le fruit de ses travaux et les vertus péniblement et longuement acquises. Mais si un ennemi plus fort survient et en triomphe, c'est-à-dire si le démon profite de son consentement, il s'emparera des armes
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dans lesquelles il mettait sa confiance, c'est-à-dire de la crainte de Dieu et de la pensée des saintes Écritures, et il partagera ses dépouilles en dissipant le mérite de ses vertus par les vices qui leur sont opposés.
14. But de l'auteur en parlant de la chasteté.
Je passerai sous silence toutes les louanges que l'Écriture sainte donne à la chasteté; mon intention n'est pas d'en faire l'éloge, mais d'expliquer, d'après la tradition des Pères, ses qualités, comment on doit l'acquérir ou la conserver, et, quels sont ses résultats. Il me suffira de citer un passage de la lettre de saint Paul aux Thessaloniciens, pour montrer combien l'Apôtre estimait cette vertu entre toutes et la recommandait en la glorifiant.
15. L'Apôtre considère la chasteté comme la sainteté.
« La volonté de Dieu, dit-il, est votre sanctification. A Et pour que nous comprenions bien ce qu'il veut dire par sanctification, si c'est seulement la justice, la charité, l'humilité, la patience, par lesquelles nous croyons nous sanctifier, il explique très-clairement ce qu'il appelle sanctification : « Dieu veut votre sanctification, c'est-à-dire que vous vous absteniez de toute fornication, et que chacun sache garder le vase de son corps avec honneur et sainteté, sans le souiller de désirs, comme le font les païens, qui ne connaissent pas Dieu. » (I. Thess., IV, 4, 5.)
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Vous voyez combien l'Apôtre loue cette vertu, puisqu'il l'appelle l'honneur et la sainteté de notre corps. Celui, au contraire, qui ressent les mouvements de la concupiscence est dans la honte de l'impureté; il est éloigné de la sainteté. L'Apôtre, un peu après, donne encore à cette vertu le nom de sainteté. a Car Dieu, dit-il, ne nous a pas appelés pour être impurs, mais pour être saints; et celui qui méprise ces choses rie méprise pas un homme, mais Dieu qui nous a donné son Saint-Esprit.» (Ibid., 7.) Ainsi, saint Paul ajoute à son précepte une sanction inviolable, puisqu'il dit : « Celui qui méprise ces choses, c'est-à-dire ce que je viens de dire de la pureté , ne méprise pas l'homme qui vous fait ce commandement, mais Dieu qui vous parle en moi et qui a choisi notre coeur pour demeure du Saint-Esprit.
Vous voyez combien l'Apôtre exalte la pureté par ses paroles et ses louanges, puisqu'il lui attribue d'abord notre propre sanctification, qu'il assure ensuite qu'elle délivre notre corps de toute souillure, et qu'après en avoir éloigné la honte, elle le conserve dans l'honneur et la sainteté ; enfin, ce qui est le comble du bonheur et de la récompense, il déclare que c'est par elle que l'Esprit-Saint vient habiter notre âme.
16. Autre témoignage de saint Paul sur le même sujet.
Quoique ce livre touche à sa fin, je veux encore citer un autre témoignage de l'Apôtre. Il dit dans son épître aux Hébreux : « Tâchez de conserver la paix
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avec tout le monde et la sainteté, sans laquelle personne ne peut voir Dieu. » (Hébr., XII, 14.) Il déclare ici clairement que sans la sainteté, qui consiste, selon lui, dans la pureté de l'esprit et du corps, il est impossible de voir Dieu. Et il explique le sens de ses paroles, en ajoutant : « Qu'il ne se trouve pas parmi vous de fornicateur et 'de profane comme Esaü. » (Ibid.,16.)
17. L'espoir de la récompense doit nous faire veiller avec plus de soin sur la chasteté.
Plus la récompense de la chasteté est sublime et céleste, plus l'ennemi l'attaque avec acharnement. Aussi devons-nous sans cesse nous appliquer à entretenir non-seulement la continence de notre corps, mais aussi la componction de notre coeur, par des gémissements et des prières continuelles , afin que ce feu de désirs charnels, que le roi de Babylone ne cesse d'allumer en nous-même, soit éteint par la rosée du Saint-Esprit qui descendra dans nos coeurs.
18. La chasteté doit s'appuyer sur l'humilité, et la science sur la chasteté.
Nos anciens disent qu'on ne peut posséder la pureté sans lui avoir donné l'humilité du coeur pour fondement; mais ils affirment aussi qu'on ne peut parvenir à la science véritable avant d'avoir arraché de son âme la racine du vice qui lui est contraire.
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Ils pensent qu'on peut rencontrer des personnes chastes qui ne sont pas savantes, mais qu'il est impossible de trouver la science de la sainteté sans une pureté parfaite. Les dons de Dieu sont divers, et la grâce du Saint-Esprit n'est pas la même en tous.
19. Sentence de saint Basile sur la chasteté.
On rapporte une parole remarquable de saint Basile, évêque de Césarée : « Je n'ai jamais connu de femmes, disait-il, et cependant je ne suis pas vierge. » Il comprenait que la pureté ne consistait pas tant dans la privation de tout commerce avec les femmes, que dans la vraie pureté du coeur, qui seule préserve le corps de toute souillure par la crainte de Dieu ou par l'amour de la chasteté.
20. Comment on reconnaît qu'on est vraiment chaste de coeur.
Nous pourrons croire que nous sommes arrivés à cette pureté, si aucune sensation voluptueuse ne vient troubler notre sommeil et si les accidents naturels se passent sans que nous nous en apercevions. Il est au-dessus de la nature de les retrancher complètement : mais nous devons, à force de vertu, les rendre de plus en plus rares (1).
1 Conf. XII, ch. XXII.
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21. Comment on peut conserver une chasteté parfaite.
Le moyen d'y parvenir et d'avancer dans la pureté, est de considérer que Dieu voit, nuit et jour, non-seulement nos actions cachées, mais encore nos pensées les plus secrètes, et que nous aurons à lui rendre compte de toutes nos oeuvres comme de tous les désirs de notre coeur.
22. Jusqu'où doit aller la pureté du corps.
Hâtons-nous donc de combattre tous les mouvements fâcheux de notre âme et de notre corps, jusqu'à ce que les tristes nécessités de nature n'excitent en nous aucun plaisir et ne portent aucune atteinte à notre pureté. Celui qui, pendant le sommeil, cède aux illusions d'images trompeuses, doit reconnaître qu'il n'est pas encore parfaitement chaste.
23. Moyens d'acquérir la pureté du coeur et du corps.
Afin que ces illusions ne nous surprennent pas en dormant, nous devons toujours observer une abstinence régulière et modérée ; car, si nous jeûnions trop, nous serions entraînés bientôt dans un excès contraire. Ces inégalités empêcheront la paix qui est si désirable; nous serons ou trop affaiblis par le jeûne, ou trop appesantis par la nourriture , et notre pureté souffrira de ces changements de régime.
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Il faut aussi pratiquer la patience et l'humilité du coeur, et lutter, tout le jour, contre la colère et les autres passions. Là où règne la fureur, s'allument nécessairement les flammes de l'impureté. Mais soyons surtout vigilants pendant la nuit; car, si la pureté du jour prépare la chasteté de la nuit, nos veilles de la nuit nous aident à être calmes et forts pendant les exercices du jour.
LIVRE VII : DE L'AVARICE
1. Causes de l'avarice.
Notre troisième ennemi est l'avarice ou l'amour de l'argent. Cette guerre est extérieure et ne vient pas de notre nature. Son principe véritable, dans un religieux, est la lâcheté ou la corruption de l'esprit, l'imperfection du premier renoncement et la tiédeur de l'amour envers Dieu. Les tentations des autres vices sont comme inhérentes à la nature humaine ; elles semblent naître avec nous, se développer avec notre corps, et devancer en nous le discernement du bien et du mal; mais, quoiqu'elles s'attaquent à l'homme dès son enfance, il peut en triompher cependant par de longs efforts.
2. Combien l'avarice est une maladie dangereuse.
La maladie de l'avarice, au contraire, se développe plus tard; elle est comme étrangère à l'âme, qui pourrait d'abord s'en défendre facilement et la mépriser,
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mais si on la néglige, si on la laisse pénétrer une fois dans le coeur, elle devient plus dangereuse que les autres et plus difficile à guérir ; elle devient une racine de tous les maux qui porte bientôt les fruits de tous les vices.
3. Utilité des penchants naturels.
Ne voyons-nous pas les premiers mouvements de la chair se manifester dans les enfants qui, non-seulement ne connaissent pas encore le bien et le mal, mais qui sont même à la mamelle? Ces innocents éprouvent déjà les prémices de la concupiscence, et montrent que ces excitations sont inhérentes à leur nature. Ne voyons-nous pas aussi la colère agiter les petits enfants avant qu'ils puissent savoir ce que c'est que la patience? ne sont-ils pas troublés par les injures, et trop sensibles aux paroles qu'on leur dit en riant et aux reproches qu'on leur adresse? Souvent même , quoique les forces leur manquent, ne veulent-ils pas se venger et satisfaire leur colère?
Je ne dis pas cela pour accuser la nature; mais je ferai remarquer seulement que parmi les mouvements qui sont en nous, les uns peuvent y être mis pour notre bien, les autres peuvent nous venir du dehors par la faute de notre négligence ou de notre volonté coupable. Car les mouvements de la chair, dont j'ai parlé, ont été mis en nous par la providence du Créateur pour servir à la propagation du genre humain, mais non pas pour commettre les crimes et
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les adultères, que la loi de Dieu condamne. Les mouvements de la colère peuvent aussi nous être utiles , si nous les tournons contre nos vices et nos erreurs, pour mieux nous appliquer ensuite à la pratique des vertus et aux exercices spirituels, en témoignant plus d'amour pour Dieu et de patience pour nos frères. La tristesse a aussi son utilité , quoiqu'elle soit comptée parmi les vices, quand elle s'égare dans son objet. La tristesse qui vient de la crainte de Dieu est aussi nécessaire que celle qui vient du monde est nuisible. L'Apôtre nous l'apprend : « La tristesse qui est selon Dieu, dit-il, fait faire pénitence et assure le salut; mais la tristesse du monde cause la mort. » (II. Cor., VII, 10.)
4. Il ne faut pas accuser Dieu des vices qui sont en nous.
Pouvons-nous reprocher au Créateur d'avoir mis en nous ces mouvements, si nous en abusons en nous en servant pour le mal ; si nous voulons nous attrister pour des choses inutiles et passagères, au lieu de le faire par pénitence et pour corriger nos vices; si, malgré la défense de Dieu, nous sommes irrités contre nos frères, au lieu de l'être utilement contre nous-même ? Le fer qui a été préparé pour un bon usage peut servir à commettre un crime. Accuserons-nous celui qui l'a forgé, si quelqu'un emploie au meurtre l'instrument qui était destiné aux usages et aux nécessités de la vie ?
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5. Il y a des vices qui sont étrangers à notre nature.
Nous disons cependant qu'il y a des vices qui n'ont pas en nous des principes naturels, mais qui viennent seulement d'une volonté mauvaise et corrompue : l'envie, par exemple , et l'avarice , qui ne trouvent aucun germe dans notre nature, mais qui nous viennent d'une cause extérieure. Autant ces vices sont faciles à éviter et à détruire dès l'origine , autant l'âme a de peine à s'en délivrer lorsqu'elle en est possédée, et il est presque impossible de trouver des remèdes pour en guérir. Et n'est-ce pas justice pour ceux qui se sont laissé blesser par des ennemis qu'ils auraient pu si facilement éviter ou vaincre. Quand on néglige ainsi les fondements, on est indigne d'élever l'édifice des vertus et d'arriver au sommet de la perfection.
6. Qu'il est difficile de chasser l'avarice une fois qu'on s'en laisse posséder.
Que personne ne méprise cette maladie de l'avarice. S'il est facile de s'en préserver d'abord, une fois qu'on en est atteint, il est bien difficile d'en guérir; elle devient le foyer de tous les vices, la racine de tous les maux , le levain d'une incroyable malice. L'Apôtre le dit : « La racine de tous les maux est la cupidité, c'est-à-dire l'amour de l'argent. » (I. Tim., VI, 10.)
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7. Comment s'engendre l'avarice, et quels maux elle produit.
Quand cette passion s'empare d'un religieux qui est tiède et relâché, elle le tente d'abord en de petites choses; elle lui présente les motifs, justes et raisonnables en apparence, qu'il a pour conserver ou gagner un peu d'argent. Ce qu'on lui donne au monastère n'est pas suffisant, et la santé la plus robuste aurait peine à s'en contenter. Que ferait-il, s'il devenait malade et s'il ne s'était pas réservé quelque moyen de se soutenir? Le secours qu'on donne est bien peu de chose, et on néglige toujours beaucoup les malades. Si on ne peut rien alors pour sa santé, il faudra donc mourir de misère. Et le vêtement aussi est-il suffisant, quand il est impossible d'y rien ajouter?
Pourra-t-il enfin toujours demeurer dans le même lieu et le même monastère? Et s'il ne se procure pas les frais du voyage et de quoi payer sa place sur un vaisseau, il ne pourra s'en aller quand il le voudra. Il sera forcé, par le manque d'argent, de mener une vie laborieuse et misérable, sans faire aucun progrès dans la vertu; il sera toujours pauvre, manquant de tout et recevant les reproches de ceux qui le soutiendront.
Quand l'avarice lui a soufflé ces pensées, il cherche comment il pourra gagner seulement quelques deniers. Il s'applique alors, à l'insu de l'abbé, à quelque ouvrage lucratif; il le vend secrètement, et l'argent qu'il a reçu l'excite à en gagner davantage. Il
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s'inquiète du lieu où il le cachera, de la personne à laquelle il le confiera; puis il se tourmente l'esprit pour savoir ce qu'il achètera, et comment il le doublera en le faisant rapporter. S'il a le malheur de réussir, la soif de l'or augmentera toujours; plus il gagnera, plus il voudra gagner. L'argent nourrira son avarice, sa rage d'avoir.
Il se promet alors une longue vie; il se voit courbé par la vieillesse et tourmenté par toutes sortes d'infirmités, et il se dit qu'il ne pourra jamais les supporter s'il n'amasse pas beaucoup pendant sa jeunesse. Cette âme infortunée est enlacée par l'avarice comme par un serpent; et pendant qu'elle s'agite pour augmenter ce trésor si mal acquis , par des moyens plus coupables encore, sa passion s'enflamme toujours davantage. L'avare ne songe plus en lui-même qu'à gagner de l'argent pour échapper plus promptement à la règle du monastère, et rien ne l'arrête dès qu'il peut espérer quelque profit. Pour cela, le mensonge, le parjure et le vol ne lui font point horreur; il ne craindra pas de manquer à sa parole ou de se mettre en fureur, s'il est trompé par quelqu'un. Comment l'honnêteté, l'humilité pourraient-elles le retenir ; puisque l'espoir du gain est tout pour lui? L'or est son Dieu, comme le ventre est celui des autres. Aussi l'Apôtre, en voyant les effets pernicieux de cette passion, ne déclare pas seulement qu'elle est la racine de tous les maux, mais qu'elle est une véritable idolâtrie : « Faites mourir l'avarice, qui est un culte des idoles. » (Col., III, 5.)
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Vous voyez à quels maux conduit, par degrés, cette rage de posséder, puisque l'Apôtre l'appelle une idolâtrie. A cette image de Dieu qu'il devait conserver sans tache dans son coeur, en le servant avec amour, l'avare préfère les figures que les hommes font avec de l'or; il les aime plus que Dieu même.
8. A quelles vertus s'oppose l'avarice.
Après de tels progrès dans le mal, le religieux abandonne l'humilité, la charité, l'obéissance. Il ne songe plus à la vertu et ne cherche pas même à en conserver l'apparence. Il s'indigne de tout; il se plaint et murmure de tout ce qu'on lui fait faire; il n'a de respect pour personne, et ressemble au cheval indompté qu'on ne peut arrêter sur le bord de l'abîme. La nourriture et le vêtement ordinaire ne sauraient lui suffire, et il déclare qu'il ne supportera pas plus longtemps de pareilles choses; que Dieu n'est pas seulement dans le monastère, et qu'il peut bien faire son salut ailleurs; il prétend même que, s'il ne s'en va promptement, sa perte est assurée.
9. Le religieux qui possède de l'argent ne peut rester dans un monastère.
Dès que ce religieux a l'argent nécessaire pour son voyage, il lui semble qu'il a des ailes pour voler, et il est toujours prêt à partir. Il répond avec insolence à tout ce qu'on lui commande ; il se regarde comme un étranger, un voyageur, et il néglige et méprise
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tout ce qui pourrait servir à le corriger. Quoiqu'il ait de l'argent caché, il se plaint de n'avoir pas de chaussures et de vêtement, et il s'indigne de ce qu'on tarde à lui en donner. S'il s'aperçoit que le supérieur en fait donner, avant lui , à quelque frère qui en a le plus grand besoin , il entre dans une violente colère, et s'imagine qu'on le traite comme un étranger. Il ne se contente pas de ne se prêter à aucun ouvrage , mais il critique tout ce qui se fait dans le monastère, même les choses les plus utiles et les plus nécessaires ; il recherche avec soin toutes les occasions de se plaindre et de se mettre en colère, afin de ne pas paraître quitter sans motif la communauté. Mais comme il craint, s'il part seul, qu'on ne pense qu'il y ait de sa faute , il tâche d'en entraîner d'autres par ses cabales secrètes et ses murmures. Si la rigueur du temps , les difficultés de la route ou de la navigation le retiennent prisonnier, ses retards le contrarient, mais il ne cesse d'intriguer et d'exciter les mécontentements. C'est en accusant et en déshonorant son monastère qu'il veut excuser son départ et son inconstance.
10. Comment l'avare devient l'esclave du travail.
Son argent l'agite et le brûle de plus en plus; car un religieux qui en possède ainsi, ne peut rester dans un monastère ou vivre soumis à sa règle. Sa passion, comme une bête féroce, le sépare du troupeau, et, quand il est isolé de ses frères, il lui est
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facile d'en faire sa proie. Lui qui refusait de faire les ouvrages les moins pénibles, l'avarice le force maintenant de travailler, nuit et jour, dans l'espoir de gagner quelque chose. Elle ne lui permet plus de prier avec les autres, de jeûner, de veiller régulièrement, et elle lui interdit les occupations honnêtes qui pourraient lui être utiles ; il faut satisfaire sa rage de posséder, et pourvoir à tous ses désirs. Il active le feu de son avarice, qu'il croit éteindre en acquérant davantage.
11. L'avarice fait rechercher la société des femmes.
Bien des religieux se sont perdus pour toujours dans cet affreux abîme. Non contents de posséder ce qu'ils n'avaient jamais eu dans le monde, ou ce qu'ils s'étaient réservé par un acte coupable , ils cherchent à se lier avec des femmes qui pourront leur garder cet argent, qui ne devrait pas être en leur possession. Ils s'embarrassent dans des affaires si pénibles et si fâcheuses , qu'ils semblent déjà tombés en enfer. Au lieu de suivre les conseils de l'Apôtre, en se contentant de la nourriture et du vêtement que leur fournit le monastère, ils ont voulu devenir riches, et ils tombent dans la tentation, dans les piéges du démon, dans ces désirs nombreux, inutiles et nuisibles, qui conduisent les hommes à la mort et à la perdition ; car l'amour de l'argent est la racine de tous les maux, et ceux qui l'ont s'égarent dans la foi et se livrent à des douleurs sans nombre. (I. Tim., VI, 9, 10.)
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12. Réponse insolente d'un religieux avare.
Je connais quelqu'un qui se croit religieux, et qui, ce qui est plus triste encore, se flatte d'être parfait. Il a été reçu dans un monastère, et son supérieur l'avertissait de ne plus penser aux choses qu'il avait abandonnées, et de fuir les embarras du monde et l'avarice, qui est la racine de tous les maux. Il lui disait que, s'il voulait se purifier de ses anciennes passions, qui paraissaient le tourmenter encore cruellement et continuellement, il fallait cesser d'aimer ce qu'il ne possédait pas même autrefois, parce que ses désirs l'empêcheraient certainement de se corriger de ses défauts. Cet homme le regarda avec insolence, et ne craignit pas de lui répondre : « Puisque vous avez de quoi nourrir tant de monde, comment me défendez-vous d'avoir aussi quelque chose? »
13. Les anciens doivent faire connaître aux jeunes religieux le danger des vices.
Que personne ne trouve ce que je dis mauvais ou superflu. Si on n'expose pas d'abord les différentes sortes de maladies, si on n'explique pas leur origine et leurs causes , il sera impossible de donner les bons remèdes aux malades et de conserver la santé de ceux qui se portent bien. Les supérieurs parlent ainsi et en disent bien davantage pour instruire les novices dans leurs conférences, parce qu'ils savent par expérience
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dans combien de fautes tombent les religieux. Leurs explications et leurs avertissements nous font souvent reconnaître en nous les mêmes passions qui nous tourmentent, et nous nous en guérissons sans en recevoir de honte, parce que nous apprenons en même temps les causes et les remèdes de nos défauts secrets, dont nous n'aurions pas osé parler par crainte de nos frères. Mais il faut se borner, de peur que si ce livre tombait entre les mains de personnes peu avancées, elles n'y trouvent des choses qui ne conviennent qu'à ceux qui s'efforcent et se hâtent d'atteindre la perfection.
14. Il y a trois sortes d'avarice.
Il y a trois sortes d'avarice, pour lesquelles nos Pères ont une égale horreur. La première, dont nous avons déjà parlé, est celle qui égare les malheureux religieux, en leur persuadant d'amasser des biens qu'ils ne possédaient pas même dans le monde. La seconde est celle qui les pousse à reprendre les biens auxquels ils avaient renoncé d'abord. La troisième est celle qui ne leur permet pas de se dépouiller entièrement de leur fortune, parce que leur détachement des choses de ce monde n'est pas parfait, dès le principe, et qu'ils redoutent, pour l'avenir, les privations de la pauvreté. Cet argent ou les choses qu'ils se réservent et qu'ils devraient abandonner, les empêcheront toujours d'atteindre la perfection évangélique.
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Nous trouvons, dans les saintes Écritures, des exemples des ces trois chutes qui ont été rigoureusement punies. Giezi voulut acquérir des biens qu'il ne possédait pas auparavant, et non-seulement il ne mérita pas d'obtenir le don de prophétie qu'il pouvait espérer, comme un héritage de son maître, mais, au contraire, il fut condamné par la malédiction d'Élisée à une lèpre incurable. (IV Reg., V, 23.) Judas voulut reprendre l'argent qu'il avait méprisé en suivant le Christ , et non-seulement il perdit, par sa trahison, la dignité d'apôtre, mais il ne mérita pas même une mort naturelle, et termina sa vie par un suicide. Enfin Ananie et Saphire, pour avoir gardé une partie des biens qu'ils possédaient, furent punis de mort par l'organe de Pierre.
15. Le renoncement imparfait est un renoncement inutile.
Pour ceux qui disent avoir renoncé au monde et qui se défient ensuite de la Providence, et craignent de se dépouiller des richesses de la terre, voici ce que recommande le Deutéronome : « Si quelqu'un tremble et a le coeur timide , qu'il ne parte pas pour la guerre, mais qu'il s'en aille et retourne à la maison , de peur qu'il ne communique aux coeurs de ses frères la crainte qu'il éprouve lui-même. » (Deut., XX, 8.) Quoi de plus clair que ce passage? N'est-il pas évident qu'il vaut mieux ne pas embrasser une profession et usurper un nom, pour éloigner ensuite les autres de la perfection évangélique, par ses paroles
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et ses mauvais exemples, en affaiblissant leur courage? Il est commandé à ces lâches de s'éloigner du combat, de retourner à leur maison, parce que celui qui a le coeur timide est impropre aux combats du Seigneur : « L'homme qui a l'esprit partagé est inconstant dans ses voies. » (S. Jacq., I, 8.) Qu'il fasse comme ce roi de l'Évangile qui s'avance avec dix mille hommes, contre un autre qui en a vingt mille. (S. Luc, XIV, 31.) Qu'il comprenne qu'il ne peut résister à l'ennemi et qu'il demande la paix, lorsqu'il est encore loin, c'est-à-dire qu'il ne s'engage pas dans la voie du renoncement, pour la suivre ensuite avec tiédeur et s'y perdre malheureusement. « Il vaut mieux ne rien promettre , que promettre et ne pas tenir. » (Ecclés., V, 4.) Il est bien dit que l'un vient avec dix mille hommes, et l'autre avec vingt mille, car le nombre des vices qui nous combattent est plus grand que celui des vertus qui nous défendent.« Personne ne peut servir à la fois Dieu et les richesses.» (S. Matth., VI, 24.) «Et celui qui met la main à la charrue, et qui regarde en arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu. » (S. Luc, IX, 62.)
16. Comment ceux qui ne veulent pas se dépouiller de leurs biens colorent leur avarice.
Il y en a qui cherchent à justifier leur retour à l'avarice par l'autorité de la sainte Écriture; ils interprètent mal les paroles de l'Apôtre ou plutôt de Notre-Seigneur; ils les altèrent et les plient à leurs désirs , parce que ce n'est pas leur vie et leur esprit
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qu'ils veulent soumettre aux sens de l'Écriture, c'est la vérité qu'ils voudraient violenter pour servir leur passion et prouver leurs erreurs. Ils disent qu'il est écrit : « Il est plus heureux de donner que de recevoir. » (Act., XX, 35.) Et ils s'imaginent, par une interprétation coupable , affaiblir cette parole du Christ : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-en le prix aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel : venez ensuite et suivez-moi. » (S. Matth., XIX, 21.) Ils prétendent, sous ce prétexte, qu'ils ne doivent pas abandonner leurs richesses, puisqu'ils seront plus heureux de se servir de leurs biens pour soulager les autres de leur superflu. Ils rougissent d'embrasser avec l'Apôtre une pauvreté glorieuse pour l'amour du Christ, et ils ne veulent pas se contenter du travail de leurs mains et de la vie simple du monastère. Leur seule chance de salut est de reconnaître qu'ils se trompent eux-mêmes et qu'ils ne renoncent pas au monde , tant qu'ils restent attachés à leurs biens. S'ils désirent réellement et sincèrement pratiquer la vie religieuse, ils doivent tout rejeter et mépriser sans rien réserver de ce qu'ils ont abandonné, pour pouvoir se glorifier, comme l'Apôtre, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité. (II Cor., XI, 27.)
17. Du renoncement des Apôtres et des premiers chrétiens.
Saint Paul ne pouvait-il pas vivre de ses anciens biens, puisqu'il prouve qu'il n'avait pas une position
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obscure dans le monde, en déclarant que, par sa naissance, il avait l'honneur d'être citoyen romain (Act., XXII, 27 )? et il l'eût fait s'il l'eut jugé plus facile pour arriver à la perfection.
Ceux qui, à Jérusalem , possédaient des champs , des maisons, les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des disciples, sans rien se réserver (Act., IV, 34) ; ne pouvaient-ils pas subvenir eux-mêmes à leurs besoins, s'ils n'avaient jugé plus parfait le contraire, et s'ils ne l'avaient trouvé plus utile par leur propre expérience. Ils préféraient renoncer à tout et ne plus vivre que de leur travail et des aumônes étrangères. Saint Paul, en écrivant aux Romains , leur parle de ces aumônes qu'il est chargé de recueillir, et il provoque adroitement leur générosité, en disant : « Je vais maintenant à Jérusalem pour assister les saints ; car ceux de Macédoine et d'Achaïe ont bien voulu faire une quête pour les saints de Jérusalem qui sont pauvres. Ils l'ont fait avec empressement, et c'était justice. Les nations qui ont eu part à leurs richesses spirituelles, ne doivent-elles pas les secourir dans leurs besoins temporels? » (Rom., XV, 26.)
Et lorsqu'il écrit aux Corinthiens il leur témoigne la même sollicitude pour les pauvres, et il les avertit de préparer, avant son arrivée, les aumônes qu'il désire leur envoyer : « Quant aux aumônes qu'on recueille pour les saints, faites ce que j'ai ordonné aux églises de Galatie. Que chacun de vous mette à part, le premier jour de la semaine, ce qu'il voudra bien donner, afin qu'on n'attende pas mon arrivée pour faire la
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quête. Et, lorsque je serai venu, j'enverrai, avec des lettres de recommandation , ceux que vous aurez choisis porter vos charités à Jérusalem. » (I Cor., XVI,1.) Et, pour que la quête soit plus abondante , il ajoute : « Si la chose mérite que j'y aille moi-même, ils viendront avec moi. » C'est-à-dire si vos offrandes sont assez considérables pour que je doive les accompagner. Dans son Épître aux Galates, lorsqu'il partageait avec les Apôtres le ministère de la prédication , il déclare qu'il a promis à Jacques, à Pierre et à Jean, de ne jamais, tout en prêchant les gentils, abandonner le soin des pauvres qui étaient à Jérusalem et qui avaient renoncé à tous leurs biens, à cause du Christ, pour embrasser la pauvreté volontaire. « Et comme ils voyaient, dit-il, la grâce de Dieu qui m'était accordée, Jacques, Pierre et Jean, qui semblaient les colonnes de l'Église, nous donnèrent la main à Barnabé et à moi en signe d'union, et il fut convenu que nous prêcherions les gentils et qu'ils prêcheraient les circoncis. Ils nous recommandèrent seulement de ne pas oublier les pauvres, ce que j'ai eu grand soin de faire. » (Gal., II, 9.)
Quels étaient les plus heureux ceux qui, parmi les gentils, ne pouvaient atteindre la perfection , qui restaient attachés à leurs biens , et sur lesquels l'Apôtre croyait avoir beaucoup gagné, s'ils s'éloignaient du culte des idoles, de la fornication , du sang et de la chair étouffée, et s'ils croyaient au Christ, en gardant leurs richesses, ou bien ceux qui, pour obéir à l'Évangile, portaient chaque jour la croix du Maître,
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et ne voulaient rien garder de ce qu'ils possédaient?
Le bienheureux Apôtre lui-même, souvent empêché par les chaînes, la prison et les voyages de pourvoir à ses besoins, comme il en avait l'habitude, par le travail de ses mains, déclare qu'il a reçu des frères de Macédoine ce qui lui était nécessaire : « Les frères qui sont venus de Macédoine, ont pourvu à ce qui me manquait. » (II Cor., XI, 9.) Il écrit aussi aux Philippiens : « Vous savez, mes frères, qu'au commencement de ma prédication, lorsque je suis parti de Macédoine, nulle autre église ne m'a fait part de ses biens, et c'est vous seuls qui m'avez envoyé deux fois, à Thessalonique, ce dont j'avais besoin. » (Philip., IV, 1.5.) Les coeurs lâches qui interprètent si mal l'Écriture, croiront-ils que ces peuples étaient plus heureux que saint Paul, parce qu'ils l'assistaient de leurs biens? Quelqu'un serait-il assez déraisonnable pour oser le dire ?
18. Nous ne devons pas suivre le relâchement de notre époque, mais les exemples des Apôtres.
Si nous voulons obéir au précepte de l'Évangile et devenir les imitateurs de l'Apôtre, des chrétiens de la primitive Église , et des Pères qui ont donné , jusqu'à nos jours, l'exemple de toutes les vertus, ne nous arrêtons pas à ces interprétations qui nous promettent la perfection de l'Évangile dans un état de tiédeur et de relâchement, mais suivons les traces des vrais modèles. Veillons beaucoup sur nous-mêmes et
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embrassons la règle et l'esprit du monastère, en renonçant sincèrement au monde. Ne soyons pas infidèles et ne gardons rien de ce que nous avons méprisé. Ne comptons pas pour notre pain de chaque jour sur de l'argent conservé, mais gagnons-le par notre travail.
19. Belle sentence de saint Basile.
On rapporte un mot de saint Basile, évêque de Césarée, à un ancien sénateur qui avait la maladie dont nous parlons. Il se vantait d'avoir renoncé au monde ; mais il avait gardé quelque chose de ses biens, parce qu'il ne voulait pas gagner sa vie en travaillant et acquérir l'humilité véritable par la pauvreté , la fatigue et la soumission à ses supérieurs. « Vous avez cessé d'être sénateur, lui dit saint Basile, mais vous n'êtes pas devenu moine. »
20. Combien il est honteux de se laisser vaincre par l'avarice.
Si nous voulons triompher dans nos combats spirituels, il faut chasser cet ennemi dangereux de nos coeurs. S'il n'y a pas une grande gloire à le surmonter, il y a une grande honte à s'en laisser vaincre. Lorsque nous sommes terrassés par un ennemi puissant, nous souffrons de notre défaite et nous gémissons d'avoir perdu la victoire. Nous trouvons cependant une sorte de consolation, en pensant à la force de notre adversaire. Mais si l'ennemi est faible et le
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combat peu dangereux , la honte vient s'ajouter à la douleur de la défaite , et notre déshonneur est plus grand que notre perte.
21. Comment il faut résister à l'avarice.
Le moyen de remporter toujours la victoire est de ne jamais souiller sa conscience avec le moindre argent. Il est impossible que celui qui se laisse vaincre une seule fois par le plus petit désir en ce genre , et qui donne ainsi entrée à l'avarice dans son coeur, n'en ressente bientôt les plus violentes tempêtes. Le soldat de Jésus-Christ sera victorieux et tranquille, tant que l'ennemi perfide n'aura pas jeté en lui les germes de cette passion. Si, dans les autres vices , il faut prendre garde à la tête du serpent, c'est surtout pour celui-là qu'il faut redoubler d'attention. Car, dès qu'il sera introduit, il grandira de lui-même, et tout deviendra matière au plus terrible incendie. Il faut non-seulement ne pas posséder de l'argent, mais encore en bannir le désir et la pensée ; ce ne sont pas tant les effets de l'avarice qu'il faut éviter, que les convoitises qu'il faut déraciner. A quoi nous servirait de ne pas avoir de richesses, si nous avions le désir d'en posséder?
22. On peut être avare sans rien posséder.
Il est bien possible que celui qui n'a rien soit cependant tourmenté par l'avarice. A quoi sert
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d'embrasser la pauvreté, si l'on ne sait pas bannir les désirs coupables, si on aime les avantages du renoncement plus que le mérite de la vertu, et si on se contente de quelques privations qu'on ne supporte pas même avec courage ? L'Évangile nous apprend qu'on peut être pur de corps, et commettre cependant l'adultère dans son cœur. (S. Matth., V, 28.) De même, sans avoir le moindre argent, on peut, par ses convoitises , mériter la condamnation des avares. C'est l'occasion et non la volonté qui a manqué pour faire comme eux, et c'est toujours la volonté et non la nécessité que Dieu récompense. Appliquons-nous donc à ne pas perdre le fruit de nos peines. N'est-il pas déplorable de souffrir les épreuves de la pauvreté, et d'en détruire les mérites par la faute de notre volonté ?
23. Exemple de Judas.
Si vous voulez savoir combien cette malheureuse passion se développe et multiplie d'espèces de vices, si on ne la détruit pas entièrement, lorsqu'elle s'empare de nous, voyez Judas, qui avait été choisi pour apôtre: il a négligé d'écraser la tête du serpent, et il a été atteint de son venin mortel. Dans quel abîme l'avarice ne l'a-t-elle pas fait tomber, puisqu'elle lui a persuadé de vendre pour trente deniers d'argent le Rédempteur du monde , l'Auteur de notre salut? Il n'eût jamais commis une si odieuse trahison sans les tentations de l'avarice , et il ne se serait jamais rendu coupable d'un si grand sacrilège, s'il ne s'était pas
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habitué d'abord à garder quelque chose de l'argent qui lui était confié.
24. L'avarice ne peut être vaincue que par un entier dépouillement.
Cet exemple suffit pour montrer la tyrannie de cette passion. Dès qu'elle s'empare de l'âme, elle ne lui permet plus de garder aucune règle d'honnêteté, et de satisfaire par quelque chose la soif qui la dévore. Car ce ne sont pas les richesses qui apaisent l'avarice, c'est le dépouillement de tout qui peut la guérir. Judas peut-être avait été choisi pour garder l'argent destiné aux pauvres, afin qu'il fût arrêté dans ses désirs par l'abondance de ces aumônes ; mais ces richesses qui lui étaient confiées ne firent qu'enflammer sa convoitise, et il ne se contenta plus de dérober secrètement l'argent des pauvres, il alla jusqu'à vendre son divin Maître. Toutes les richesses de la terre sont incapables de contenter l'avarice.
25. De la mort d'Ananie, de Saphire et de Judas, causée par l'avarice.
Le Prince des Apôtres, instruit par cette expérience, reconnut que celui qui conserve quelque chose ne peut modérer son avarice et la satisfaire par de petites ou par de grandes sommes, et que c'est la seule vertu de la pauvreté qui pourra le guérir. Aussi Ananie et Saphire, dont nous avons parlé plus haut,
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furent-ils punis de mort parce qu'ils avaient gardé une partie de leurs biens. Ils moururent pour un mensonge que leur avait inspiré l'avarice, et Judas s'était lui-même donné la mort pour expier la trahison de son Maître. N'y a-t-il pas dans leurs crimes et leur châtiment une ressemblance? Dans Judas, l'avarice conduit à la trahison; dans les autres, elle produit la dissimulation. Le premier trahit la Vérité même; les seconds commettent un mensonge : et, quoique les effets de leurs actes soient différents, ils ont tous le même but. Celui-ci craint la pauvreté et veut re-prendre ce qu'il avait abandonné. Ceux-là, pour ne pas devenir pauvres, veulent garder une partie de leurs biens qu'ils devaient offrir aux Apôtres et distribuer entièrement à leurs frères. Ils sont tous punis de mort pour des crimes dont le principe a été l'avarice. Si une sentence si rigoureuse frappe ceux qui n'ont pas désiré le bien des autres, mais qui ont cherché à garder quelque chose du leur, qui n'ont pas pensé acquérir, mais qui ont voulu seulement conserver, que doit-on craindre pour ceux qui veulent amasser des richesses qu'ils n'avaient pas dans le monde, qui paraissent pauvres devant les hommes et qui seront trouvés malheureusement riches devant Dieu, à cause de leurs coupables désirs?
26. L'avarice est une lèpre pour l'âme.
Ces personnes contractent la lèpre de l'âme, comme Giezi eut la lèpre du corps pour avoir désiré des richesses
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périssables. Dieu en fit un exemple frappant qui montre que toute âme souillée par l'avarice est couverte de la lèpre de tous les vices, et devient impure et maudite devant lui.
27. La sainte Écriture prouve que le religieux ne doit plus rien désirer.
Si le désir de la perfection vous a fait tout quitter pour suivre le Christ qui vous a dit : « Allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel; venez et suivez-moi » (S. Matth., XIX, 21), pourquoi, après avoir mis la main à la charrue, regardez-vous en arrière? (S. Luc, IX, 62.) Ne montrez-vous pas vous-mêmes, selon la parole du Seigneur, que vous n'êtes pas propre au royaume du ciel? Vous êtes montés sur le toit de l'Évangile, et vous en descendez pour prendre dans votre maison des choses que vous aviez d'abord méprisées. (S. Luc, XVII, 3.) Vous êtes dans le champ où s'exerce la vertu , et vous retournez vous revêtir des vêtements dont vous vous étiez dépouillés. Si vous étiez pauvres avant, si vous n'aviez rien à quitter, vous devez bien davantage ne pas acquérir ce que vous n'avez jamais possédé. La grâce de Dieu vous avait prévenus, et vous pouviez plus facilement venir à lui, puisque vous n'étiez pas enchaînés aux richesses de ce monde.
Ce que je dis cependant ne doit pas décourager le pauvre , personne ne l'est au point qu'il n'ait rien à
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quitter. On renonce à tous les biens du monde , lorsqu'on arrache de son coeur le désir de les posséder.
28. On ne triomphe de l'avarice qu'en se dépouillant de tout.
La victoire complète sur l'avarice consiste à ne garder aucun désir qui serait comme un feu caché dans notre coeur, bien persuadés que jamais nous ne pourrons parvenir à l'éteindre, si nous en conservons en nous la moindre étincelle.
29. En quoi consiste le dépouillement religieux.
Le seul moyen de conserver sans tache la vertu qui lui est opposée, est, selon saint Paul, quand nous sommes dans un monastère , de nous contenter d'avoir la nourriture et le vêtement. (II Tim., VI, 8.)
30. Remèdes contre l'avarice.
N'oublions pas la punition d'Ananie et de Saphire, et craignons de nous réserver quelque chose des biens auxquels nous avons promis de renoncer entièrement. Que l'exemple de Giezi nous fasse aussi trembler, et, puisque la honte d'une lèpre inguérissable a châtié son avidité coupable, gardons-nous d'acquérir des biens que nous n'avons pas possédés. Redoutons également le crime et la mort de Judas, et ne nous attachons en aucune manière à l'argent, une fois que nous l'avons méprisé.
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Considérons, par-dessus tout, la triste condition de notre nature faible et incertaine, et veillons pour que le jour du Seigneur ne nous surprenne pas comme un voleur pendant la nuit et ne nous trouve la conscience souillée, ne fût-ce que d'une obole. Nous perdrions tout le fruit de nos sacrifices, et nous mériterions d'entendre ce reproche que Dieu fait au riche dans l'Évangile : «Insensé, cette nuit on te redemandera ton âme! A qui sera donc ce que tu as gardé. » (S. Luc, XII, 20.) Ne nous inquiétons donc jamais du lendemain, et ne nous laissons jamais détourner de la règle du monastère.
31. Un religieux ne peut vaincre l'avarice qu'en restant dans son monastère, et en pratiquant la patience.
Nous ne pourrions y parvenir et persévérer, même dans l'obéissance , si nous ne nous affermissions d'abord dans la patience qui a l'humilité pour unique principe. L'humilité ne blesse jamais personne, et la patience supporte généreusement le mal que lui font les autres.
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LIVRE VIII : DE LA COLÈRE
1. Des effets de la colère.
La colère est le quatrième vice que nous avons à combattre, et dont nous devons arracher de nos âmes la racine empoisonnée. Tant que cette passion est maîtresse de notre coeur, et qu'elle obscurcit de ses épaisses ténèbres notre regard intérieur, nous ne pouvons acquérir la clarté du discernement et arriver à la vraie contemplation ; nous ne pouvons posséder la maturité du conseil , participer à la vie, conserver longtemps la justice, et nous rendre dignes des lumières de la grâce, « parce que, dit David, notre oeil est troublé par la colère. » (Ps. XXX, 10.) Quelque sages que nous paraissions aux yeux des hommes , nous n'avons pas la sagesse, parce que « la colère repose dans le sein des insensés. » (Ecclés., VII, 10.)
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Et jamais nous ne pourrons mériter la vie éternelle, quand même tous les hommes nous jugeraient prudents, parce que « la colère perd même les prudents. » (Prov., XV, Sept.) Nous aurions beau être regardés comme de grands saints par tout le monde, nous ne pourrions suivre dans notre coeur les voies de la justice, parce que « la colère de l'homme n'accomplit pas la justice de Dieu. » (S. Jacq., I, 20.) Quelle que soit la noblesse de notre naissance, nous n'aurons jamais cette honnêteté, cette gravité qui est familière , même aux gens du monde , parce que « l'homme colère est malhonnête. » (Prov., XI, Sept.) Nous ne pourrons acquérir la maturité du conseil, quoique nous paraissions graves et pleins de science, parce que « l'homme colère agit sans conseil. » (Ibid., XIV.) Et lors même qu'on ne nous causerait aucun tort, aucune inquiétude, nous ne serions pas à l'abri des tempêtes, et nous n'éviterions pas le péché, parce que « l'homme irrité enfante les querelles, et l'homme colère déterre le péché. » (Prov., XV, 18.)
2. L'Écriture sainte ne justifie pas la colère.
Nous avons entendu quelques personnes excuser cette dangereuse maladie de l'âme, et chercher à l'atténuer par une interprétation déplorable des saintes Écritures. Ils disent que ce n'est pas mal de nous mettre en colère contre des frères qui commettent des fautes, puisque Dieu lui-même se met en colère et en fureur contre ceux qui ne veulent pas le
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connaître ou qui le connaissant, le méprisent. N'est-il pas dit : « Le Seigneur se mit en colère, en fureur contre son peuple? (Ps. CX, 40.) Et le Prophète s'écrie dans sa prière : « Seigneur, ne me reprenez pas dans votre fureur et ne me châtiez pas dans votre colère. (Ps. VI et XXXVI.) Ils ne comprennent qu'en voulant autoriser ainsi ce vice parmi les hommes, ils outragent la Majesté divine, et prêtent à la Source de toute pureté les passions honteuses de la chair.
3. Pourquoi Dieu parle comme les hommes.
S'il faut interpréter ainsi d'une manière matérielle et grossière ce que les Écritures disent de Dieu, nous devons croire que Dieu dort , puisqu'il est écrit : « Levez-vous, Seigneur ; pourquoi dormez-vous? » (Ps. XLIII, 24.) Et ailleurs : « Il ne sommeille pas, il ne dormira pas Celui qui garde Israël. » (Ps. CXXV, 4.) Il faudra croire qu'il est debout et qu'il est assis, puisqu'il est dit « Le ciel est mon trône, et la terre mon marchepied » (Isaïe, LXVI, 1); que sa main mesure le ciel et que ses doigts tiennent la terre (Isaïe, XL, 12) ; qu'il s'enivre, puisqu'il est dit : « Le Seigneur s'est levé comme un homme qui a dormi, et que le vin rend plus fort » (Ps. LXXVII, 65); qu'il possède seul l'immortalité, et qu'il habite une lumière inaccessible. (I. Tim., VI, 16.) Je ne parlerai pas de son oubli et de son ignorance, dont il est souvent question dans l'Écriture ; de ses membres, de ses traits, comme s'il était un homme, ayant une tête,
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des cheveux, un nez, des yeux, des mains, des bras, des doigts et des pieds. Si nous voulions prendre ces mots à la lettre , il faudrait admettre que Dieu a des membres visibles et une figure corporelle; gardons-nous d'un tel crime.
4. Explication de certaines expressions de la sainte Écriture.
Ce serait un sacrilège de penser ces choses de Celui que l'Écriture sainte nous déclare être invisible, ineffable, incompréhensible, simple, immatériel, et au-dessus de toutes nos conceptions. Pourrions-nous, sans blasphème, attribuer à son immuable nature les mouvements et les transports de la colère, et ne devons-nous pas entendre, par ces expressions, les actes de sa puissance infinie, que nous ne saurions concevoir sans employer ces images corporelles? En parlant de la bouche de Dieu, par exemple, nous comprenons ces entretiens , ces pensées qu'il veut bien faire naître dans le secret de nos âmes, ou ces choses qu'il a révélées aux prophètes et à nos Pères. Ses yeux expriment cette science parfaite qui pénètre dans tout l'univers, et qui ne peut rien ignorer de ce que nous faisons, de ce que nous ferons et de ce que nous pensons. Ses mains signifient les oeuvres de sa providence, qui crée et conserve toutes choses; son bras, la vertu de sa puissance, qui soutient, règle et gouverne le monde. Et, pour abréger, ses cheveux blancs ne figurent-ils pas l'ancienneté, l'éternité de Celui
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qui n'a pas de commencement, et qui a précédé tous les temps et toutes les créatures?
Ainsi, lorsqu'il est parlé de la colère et de la fureur de Dieu , nous ne devons pas entendre une faiblesse semblable à celle qui agite les hommes, mais un acte digne de Dieu, que rien ne peut troubler; l'acte du juge et du vengeur de tout le mal qui se fait dans le monde. Ces mots nous font redouter Celui qui punira sévèrement nos fautes, et nous craindrons de faire quelque chose de contraire à sa volonté. Les hommes craignent ordinairement ceux qu'ils savent capables de se mettre en colère, et ils évitent de les offenser. Nous voyons aussi ceux qui ont des crimes à se reprocher, redouter la colère et la vengeance des juges les plus équitables. Non pas que ces sentiments puissent troubler l'âme de ceux qui les jugeront avec justice, mais parce que leurs remords leur font craindre cette ardeur et ce zèle qu'inspirent l'amour de la justice et le désir de faire observer les lois. Quelles que soient la douceur et la bonté du juge, le châtiment qu'il infligera aux coupables leur paraîtra toujours un effet de sa sévérité et de sa colère. Nous serions trop long et nous sortirions trop de notre sujet, si nous voulions expliquer toutes les images matérielles dont l'Écriture se sert en parlant de Dieu ; il suffit de ce que nous avons dit pour ce qui regarde la colère, et personne ne trouvera, par ignorance, une cause de chute et de mort là où nous devons trouver les moyens de notre salut, la sainteté et la vie éternelle.
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5. Un religieux doit toujours être calme.
Le religieux qui tend à la perfection et qui désire bien combattre dans l'arène spirituelle, doit rester étranger à tous les mouvements de la colère. Qu'il écoute ce que lui dit l'Apôtre, le Vase d'élection : « Retranchez en vous toute colère, toute indignation, tout cri, tout blasphème, ainsi que toute malice. » (Éph., IV, 31.) Lorsqu'il dit: Retranchez en vous toute colère, il n'en excepte pas celle qui nous paraît utile et nécessaire. S'il faut reprendre quelque frère coupable, qu'on le fasse avec modération, afin qu'en voulant peut-être guérir quelqu'un, d'une fièvre légère, on ne tombe dans une maladie plus grave par l'aveuglement de la colère. Celui qui veut guérir les autres, doit être sans langueur et sain de corps, pour qu'on ne lui dise pas comme dans l'Évangile : « Médecin , guéris-toi d'abord toi-même. » Il voit une paille dans l'oeil de son frère, et il n'aperçoit pas la poutre qui est dans le sien. (S. Luc, IV, 23, VI, 41.) Comment verrait-il assez pour retirer la paille de l'oeil de son frère, lorsqu'il est aveuglé par la poutre de la colère.
6. Danger de la colère, que sa cause soit juste ou injuste.
Quelle que soit la cause de la colère, cette passion violente aveugle les yeux du coeur, et met, par le mal qu'elle y produit, comme une poutre qui lui empêche de voir le soleil de la justice. Que cet obstacle
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soit d'or, de plomb ou de quelque autre métal, la vue en souffre toujours, et la richesse du métal ne fait pas de différence dans l'aveuglement.
La colère cependant peut nous être utile et salutaire, et c'est pour cela seulement que ses mouvements nous ont été donnés. Nous devons nous en servir contre les désirs déréglés de notre coeur, lorsque nous nous sentons secrètement portés à des choses que nous rougirions de faire devant les hommes. Nous pensons alors à la présence des anges et de Dieu même, qui est partout, qui pénètre tout, et nous tremblons devant ce regard redoutable auquel ne sauraient échapper les secrets de notre conscience.
7. En quoi peut être utile la colère. Exemple de David.
Nous pouvons aussi nous mettre en colère contre la colère que nous avons eue à l'égard de notre frère ; c'est le moyen de résister à ses mauvais conseils, et de l'empêcher de dresser ses embûches au fond de nos âmes. Que le Prophète nous apprenne à nous mettre ainsi en colère. Il était tellement maître de ses sens, qu'il ne voulait pas se venger de ses ennemis que Dieu lui avait livrés. « Mettez-vous en colère, disait-il, et ne péchez pas. » (Ps. IV, 5.)
David avait désiré de l'eau de la citerne de Bethléhem , et les braves de son armée allèrent en chercher à travers les rangs ennemis. Dès qu'il l'eut reçue, il la répandit par terre, en s'irritant contre lui-même. Il fit à Dieu le sacrifice de cette jouissance
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qu'il s'était promise, et refusa de satisfaire son désir. «Que Dieu me soit favorable, dit-il, et m'empêche de faire une pareille chose. Comment boire le sang de ces hommes qui ont été chercher cette eau en exposant leur vie. » (II. Reg., XXIII, 17.)
Lorsque Sémeï poursuivait David de ses malédictions, et lui jetait des pierres devant tout le monde, son général, Abizaï, fils de Sarvia, voulait venger ses outrages en coupant la tête de l'insolent ; mais le saint roi s'indigna de sa proposition et conserva, dans ses humiliations, toute sa douceur et sa patience. « Enfant de Sarvia, dit-il, que me proposez-vous? Laissez-le, et qu'il me maudisse. Le Seigneur l'a chargé de maudire David, et qui oserait lui dire : Pourquoi agissez-vous ainsi? Vous voyez que mon fils, que j'ai engendré, cherche à me faire mourir. Pourquoi le fils de Gemini ne le ferait-il pas aussi? Laissez-le donc aller, et qu'il me maudisse comme le Seigneur le lui a commandé. Dieu peut-être considèrera mon affliction et me fera du bien pour la malédiction que je supporte aujourd'hui. » (II Reg., XVI,10.)
8. C'est contre nous que nous pouvons nous mettre en colère.
Il nous est ordonné de nous mettre en colère, mais contre nous-même, et contre les désirs mauvais qui nous tourmentent, et il nous est défendu aussi de céder à la tentation. C'est ce qu'explique clairement ce qui suit : « Ce que vous dites dans vos coeurs, repentez-vous-en dans votre repos, » c'est-à-dire :
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corrigez-vous ; ayez un regret salutaire des pensées qui auront troublé votre coeur, lorsque vous serez comme dans le lit de votre repos , en calmant , par une sage modération, les mouvements de la colère.
Enfin, saint Paul, après avoir cité ce verset : Mettez-vous en colère, et ne péchez pas, » ajoute: « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère, et ne donnez pas entrée au démon. » (Éph., IV, 10.) Si c'est un mal que le soleil se couche sur votre colère, et si, quand nous sommes irrités, nous donnons entrée au démon, comment a-t-il pu nous dire auparavant : « Mettez-vous en colère, et ne péchez pas? » N'est-ce pas comme s'il nous disait : Mettez-vous en colère contre vos vices et votre fureur, pour que le Christ, le soleil de justice, ne se couche pas et ne laisse pas vos âmes dans l'aveuglement de la colère, et que son absence ne permette pas au démon d'envahir vos coeurs?
9. Explication de cette parole: « Que le soleil ne se couche pas sur votre colère. »
Dieu parle évidemment de ce soleil, lorsqu'il dit par son prophète : « Le soleil de justice se lèvera sur ceux qui craignent mon nom, et la force sera dans leurs ailes. » (Malach., IV, 2.) Et un autre prophète nous dit que le soleil se couche au milieu de sa course, pour les pécheurs, les faux prophètes et ceux qui se mettent en colère : « Le soleil se couche pour eux à son midi. ).) (Amos, VIII, 9.) Si nous voulons entendre ces paroles dans le sens moral, elles
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signifient que notre esprit ou notre raison, qui éclaire toutes les pensées et les jugements de notre coeur, ne doit pas être obscurcie par le vice de la colère, parce que, si ce soleil se couche, les ténèbres des passions, et le démon qui en est l'auteur, envahiront notre âme, et, dans cette nuit profonde de la colère, nous ne saurons plus comment nous conduire.
Nous avons expliqué, un peu longuement peut-être, ce passage de saint Paul, d'après les enseignements que nous ont donnés nos Pères, parce qu'il fallait montrer ce qu'ils pensaient de cette passion , qu'ils ne nous permettent pas de laisser entrer un instant dans notre coeur, pour observer rigoureusement l'Évangile qui a dit : « Celui qui se met en colère contre son frère, méritera d'être condamné par le jugement. » (S. Matth., V, 22.) Car s'il était permis de se fâcher contre son frère jusqu'au coucher du soleil, on pourrait contenter cette funeste passion, et satisfaire sa vengeance, avant que le soleil disparaisse à l'horizon.
10. De la colère qui ne finit pas avant le coucher du soleil.
Que dirai-je, et comment le dire sans confusion, que dirai-je de ceux qui, non-seulement n'apaisent pas leur colère avant le coucher du soleil, mais qui la conservent pendant de longs jours. Ils gardent rancune à ceux contre lesquels ils se sont fâchés, et ils ont beau soutenir qu'ils ne sont pas en colère, leur conduite prouve le contraire avec évidence ; car ils
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ne leur parlent pas d'une manière convenable, et ne leur témoignent plus la même douceur. Ils s'imaginent ne commettre en cela aucune faute, parce qu'ils ne cherchent pas à se venger ; mais, s'ils n'osent pas ou ne peuvent pas montrer leur colère, ils la renferment en eux-mêmes pour leur malheur; ils la nourrissent en silence dans le fond de leur âme, et, au lieu de s'en délivrer avec courage, ils laissent les jours s'écouler et le temps finir par l'éteindre.
11. Ceux qui dissimulent leur colère pèchent comme ceux qui la montrent.
Le but que poursuivent la vengeance et la colère, n'est-il pas d'accomplir ce que ces passions demandent; et n'est-ce pas ce que font ceux qui se retiennent, non par amour de la paix, mais par impuissance de se venger? Ces personnes ne peuvent pas montrer davantage leur irritation contre leurs frères, qu'en ne leur parlant plus avec la même douceur. Ce n'est pas seulement dans nos actes que .nous devons modérer notre colère, il faut surtout l'étouffer dans le secret de nos coeurs, de peur qu'aveuglés par ses ténèbres, nous ne perdions la lumière des bons conseils et de la science, et que nous ne puissions plus être les temples de l'Esprit-Saint, si l'esprit de colère habite en nous ; car la colère qui se cache dans notre coeur, peut bien ne pas blesser notre prochain, mais elle nous prive des clartés ineffables de l'Esprit-Saint, autant que si elle se manifestait au dehors.
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12. Il ne faut jamais conserver sa colère.
Comment Dieu nous permettrait - il de garder un instant notre colère, puisqu'il ne souffre pas que nous lui offrions le sacrifice de nos prières , si nous savons qu'un de nos frères a quelque chose contre nous ? « Si vous offrez, dit-il , votre présent à l'autel, et si vous vous rappelez que votre frère a quelque chose contre vous, laissez là votre présent devant l'autel, et allez d'abord vous réconcilier avec votre frère, et alors vous viendrez offrir votre présent. » (S. Matth., V, 23.) Comment serait-il permis de rester irrité contre son frère, je ne dis pas plusieurs jours, mais seulement jusqu'au coucher du soleil, puisque Dieu ne nous laisse pas même lui offrir nos prières, lorsqu'un de nos frères a quelque chose contre nous? Et cependant le précepte de l'Apôtre est formel : « Priez sans cesse. » (I Thess., V, 17.) « Élevez en tout lieu vos mains pures, sans colère et sans contestation. » (I Tim., II, 8.) Il s'ensuit donc que nous ne devons jamais prier tant que nous conservons de la rancune dans notre coeur, et que nous violons alors le précepte de l'Apôtre et de l'Évangile qui nous ordonne de toujours prier, ou que si nous prions dans cet état, malgré la défense qui nous est faite, au lieu d'être agréables à Dieu par notre prière, nous l'offensons par notre désobéissance.
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13. De la réconciliation avec nos frères.
Souvent nous méprisons nos frères que nous avons blessés et contristés, et nous prétendons que ce n'est pas notre faute s'ils se trouvent offensés. C'est pourquoi le Médecin de nos âmes, qui connaît le secret des coeurs, voulant arracher en nous jusqu'aux racines de la colère, ne nous ordonne pas seulement de pardonner et de nous réconcilier avec nos frères , quand ils nous ont offensés, et de ne conserver aucun souvenir de leurs injures et de leurs offenses, mais il veut encore, quand nous savons qu'ils ont quelque chose contre nous, à tort ou à raison, que nous laissions notre présent , c'est-à-dire que nous cessions notre prière, pour nous hâter d'apaiser notre frère, et pouvoir ensuite offrir à Dieu un sacrifice vraiment pur et sans tache; car Dieu, qui est notre maître à tous, ne peut agréer nos hommages, si, ce qu'il reçoit de l'un, il le perd dans l'autre, à cause du chagrin qui le tourmente. Quelle que soit la cause, c'est toujours une perte qu'il éprouve, puisqu'il désire et veut, de la même manière , le salut de tous ses serviteurs. Lorsque nous ne cherchons pas à apaiser notre frère irrité contre nous, notre prière est aussi inefficace que si nous conservions contre lui un coeur plein d'amertume et de colère.
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14. L'ancienne loi même défendait la colère.
Mais pourquoi nous arrêter aux préceptes de l'Évangile et des Apôtres, puisque l'ancienne loi, qui paraît moins rigoureuse, nous fait les mêmes recommandations : « Ne haïssez pas, dit-elle, votre frère dans votre coeur; ne vous rappelez pas l'injure de vos concitoyens.» (Lévit., XIX,17.) « Les voies de ceux qui se souviennent d'une offense, conduisent à la mort. » Vous voyez que les textes défendent non-seulement la colère dans nos actes, mais dans nos plus secrètes pensées, puisqu'ils nous ordonnent non-seulement d'éloigner et d'arracher de nos coeurs la haine et la vengeance , mais d'arracher le souvenir même de l'injure.
15. De ceux qui rejettent sur les autres la cause de leur impatience.
Quelquefois, après avoir cédé à l'orgueil et à l'impatience, nous voulons nous corriger de nos emportements, et nous nous prenons à désirer la solitude, parce que rien ne nous y empêcherait d'acquérir la vertu qui nous manque. Nous excusons ainsi notre négligence, et nous attribuons nos chutes, non pas à notre impatience, mais aux défauts de nos frères. Tant que nous accuserons ainsi les autres de nos fautes, nous ne pourrons jamais arriver à la patience et à la perfection.
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16. La paix de notre coeur ne doit pas dépendre de la volonté des autres, mais de notre vertu.
Ne plaçons pas nos progrès et notre paix dans la volonté des autres, qui n'est pas soumise à notre pouvoir, mais cherchons-les plutôt en nous-même. Pour ne pas nous mettre en colère, nous ne devons pas nous servir de la perfection du prochain, mais de notre vertu; et cette vertu ne s'acquiert pas par la patience des autres, mais par notre propre douceur.
17. Comment nous devons désirer la solitude.
Pour ce qui est du désert, il n'y a que les parfaits et ceux qui sont purifiés de tous leurs vices, qui doivent le rechercher. C'est quand on s'est corrigé de ses défauts dans la société de ses frères, qu'on peut désirer la solitude, non comme un refuge de sa faiblesse, mais comme un moyen d'arriver à cette contemplation, à cette vue plus élevée de Dieu, qui est réservée aux parfaits. Si nous portons au désert nos vices encore vivants, ils se cacheront en nous, mais ne mourront pas. La solitude procure à ceux qui sont purifiés de leurs défauts une contemplation paisible et une connaissance sublime des mystères divins; mais pour les autres, non-seulement elle conserve leurs vices, mais elle les exagère.
Un solitaire peut se croire humble et patient, tant qu'il ne vit avec personne; mais il retrouve bien vite
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le vieil homme , dès qu'une occasion de trouble se présente. Tous les défauts qui se cachaient en lui reparaissent aussitôt, semblables à ces chevaux indomptés qui sont plus dangereux lorsqu'ils ont été longtemps à ne rien faire, et qui s'élancent alors pour tout perdre et tout briser. Nos vices que nous n'avons pas corrigés, s'irritent dans l'isolement et l'éloignement des hommes, et cette ombre de patience que nous nous imaginions posséder, lorsque nous vivions avec nos frères, que nous respections et que nous craignions, nous la perdons dans le sommeil et le calme de la solitude.
18. Souvent l'impatience et la colère ne viennent pas des autres.
Les serpents venimeux et les animaux féroces ne font pas de mal, tant qu'ils restent cachés dans la solitude et dans leurs tanières; peut-on dire cependant qu'ils ne sont pas dangereux parce qu'ils ne nuisent alors à personne? Ce n'est pas par bonté naturelle, mais c'est à cause de l'isolement où ils se trouvent, et dès que l'occasion de nuire se présente , ils en profitent pour employer le venin qu'ils possèdent et montrer leur férocité naturelle. Il ne suffit pas à ceux qui cherchent la perfection, de ne pas se mettre en colère contre leurs semblables. Ne nous rappelons-nous pas que, lorsque nous vivions seuls, il nous est arrivé de nous mettre en colère contre une plume, parce qu'elle était trop grosse ou trop fine; contre un couteau, parce
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qu'il ne coupait pas bien; contre un caillou, parce qu'il ne nous donnait pas assez vite du feu pour notre lecture? Notre colère était si grande que pour la satisfaire, nous maudissions ces objets insensibles, ou du moins le démon. Ce n'est donc pas assez, pour être parfaits, de vivre loin des hommes contre lesquels nous pourrions nous fâcher, si nous n'acquérons pas d'abord la patience, et si nous nous irritons même contre des choses inanimées. Tant que la colère habitera notre coeur, nous ne pourrons jamais jouir d'une paix véritable et nous corriger entièrement de nos autres vices. Le seul avantage que nous retirerons de la solitude dans nos emportements, c'est que les choses inanimées ne pourront répondre à nos malédictions, et exciter ainsi de plus en plus notre fureur.
19. L'Évangile recommande d'arracher la colère de notre coeur.
Si nous désirons mériter la divine récompense promise par Celui qui a dit : « Bienheureux ceux qui ont le coeur pur, parce qu'ils verront Dieu » (S. Matth., V, 2), nous devons bannir toute colère, non-seulement de nos actes, mais aussi de nos âmes. A quoi nous servirait d'empêcher la colère dans nos paroles ou dans nos actions, si Dieu , qui connaît nos pensées les plus secrètes, l'apercevait dans nos coeurs? L'Évangile nous commande de couper les racines des vices, plutôt que les fruits qui ne reviendront certainement plus, quand leur sève sera ôtée. Pour ne plus commettre d'homicide, il faut retrancher la colère et
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la haine, sans lesquelles les meurtres seraient inconnus. « Celui qui s'irrite contre son frère mérite d'être condamné en justice, et celui qui hait son frère commet l'homicide. » (S. Matth., v, 23; S. Jean, III, 15.) Car, s'il souhaite dans son coeur la mort de celui dont il ne verse pas lui-même le sang devant les hommes, sa colère le rend homicide devant Dieu, qui punit ou récompense chacun, non-seulement selon ses oeuvres, mais aussi selon ses pensées et ses désirs. Dieu le dit lui-même par son prophète : « Je viens réunir leurs oeuvres et leurs pensées en présence de tous les peuples et de toutes les langues. » (Isaïe, LXVI, 18); et l'Apôtre dit : « Leurs pensées les accusent ou les défendent au jour où Dieu jugera les secrets des hommes. » (Rom., II, 15, 16.)
20. Y a-t-il des raisons légitimes de s'irriter contre son frère.
Il faut remarquer qu'on trouve dans quelques exemplaires de l'Évangile : « Celui qui s'irrite contre son frère, sans cause, mérite d'être condamné en justice. » Ces mots sans cause sont inutiles; ils ont été ajoutés par ceux qui pensent qu'on n'est pas obligé de combattre sa colère lorsqu'elle a de justes motifs. Mais quelqu'un dira-t-il qu'il s'irrite sans cause, quelque déraisonnable que soit sa colère? Ceux qui ont fait cette addition n'ont pas bien compris l'esprit de l'Évangile, qui veut retrancher en nous le principe de la colère, et nous en ôter tous les prétextes et toutes les occasions. Car, si nous pouvions nous mettre en
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colère pour des causes justes, nous serions bien souvent entraînés à nous mettre en colère sans cause. La patience ne consiste pas à se mettre en colère justement, mais bien à ne s'y mettre jamais. Quelques-uns, je le sais, disent que ces mots, sans cause, signifient qu'il est inutile de se mettre en colère, puisqu'il n'est pas permis alors de désirer se venger. Mais il est mieux d'adopter simplement le texte qui se trouve dans beaucoup d'exemplaires nouveaux et dans tous les anciens.
21. Remèdes pour déraciner la colère.
Il faut donc que l'athlète du Christ qui veut bien combattre, déracine en lui la colère. Le remède le plus parfait pour guérir cette maladie, est de croire d'abord qu'il ne nous est jamais permis de nous irriter pour des causes justes ou injustes; car nous devons savoir que nous perdrons la lumière de la discrétion, la sûreté du conseil, l'honnêteté même et le sentiment de la justice, dès que cette passion aveuglera notre coeur. Elle troublera bientôt la pureté de notre âme, qui ne pourra plus être le temple du Saint-Esprit. Il ne nous sera plus permis de prier, et Dieu ne nous écoutera pas, tant que nous serons en colère. Mais surtout considérons l'incertitude de notre vie; pensons que nous pouvons mourir tous les jours, et que la chasteté, la pauvreté volontaire, le mépris des richesses, tous nos jeûnes et toutes nos veilles, ne nous serviront de rien, puisque le Juge suprême ne promet à la colère et à la haine que des supplices éternels.
LIVRE IX : DE LA TRISTESSE
1. Danger de la tristesse.
Le cinquième ennemi dont nous avons à repousser les attaques, est la tristesse qui consume le cœur. Si dans les événements incertains et variés de la vie, nous la laissons envahir notre esprit, elle nous éloigne à chaque instant de la contemplation divine. Elle affaiblit notre âme et lui fait perdre cette pureté qu'elle devait avoir. Elle ne lui permet plus de faire ses prières avec la ferveur accoutumée. Elle la détourne des lectures saintes qui lui seraient utiles. Elle nous empêche d'être calmes et doux à l'égard de nos frères, et nous rend impatients et désagréables dans tous nos actes et devoirs religieux. Après nous avoir fait perdre la lumière des bons conseils et l'énergie du coeur, elle nous jette dans une sorte d'ivresse et de folie. Elle nous brise et nous précipite dans l'abîme du désespoir.
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2. Avec quel soin nous devons combattre cette maladie.
Si nous désirons bien combattre dans les combats spirituels dont parle saint Paul, nous devons apporter autant de vigilance à guérir cette maladie que les autres vices de l'âme : « La teigne nuit au vêtement, et le ver au bois, comme la tristesse nuit au coeur de l'homme. » (Prov., XXV, 21.) L'Esprit-Saint exprime ainsi clairement la force et les ruines de cette passion dangereuse.
3. La tristesse est un ver qui ronge l'âme.
Dès qu'un vêtement est attaqué par les teignes, il perd toute sa valeur et ne peut plus honorablement servir; et lorsque le bois est rongé par les vers, il ne peut être employé dans les plus simples constructions, et n'est bon qu'à être brûlé. De même, lorsque l'âme est dévorée par la tristesse, elle devient impropre à ce vêtement sacré où coule, selon le prophète David, « ce baume du Saint-Esprit qui descend du ciel, pour se répandre sur la barbe d'Aaron et jusque sur le bord de son vêtement. » (Ps. CXXXII, 2.) Elle ne peut plus servir à la construction et à l'ornement de ce temple spirituel, dont, selon saint Paul, le sage architecte a posé les fondements lorsqu'il a dit : « Vous êtes le temple de Dieu, et l'Esprit de Dieu habite en vous », (I Cor., III, 16); ce temple dont l'Épouse des Cantiques a décrit les matériaux : « Nos solives sont de cyprès, et
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les lambris de nos demeures sont de cèdre. » (Cant., I, 16.) Les bois choisis pour le temple de Dieu sont tous incorruptibles et d'une bonne odeur; on rejette ceux qui sont trop vieux et rongés par les vers.
4. Quelles sont les causes de la tristesse.
Les causes de la tristesse sont quelquefois un mouvement de colère que nous avons eu, un désir trompé, un profit perdu, le regret de n'avoir pas obtenu ce que nous avions espéré. Quelquefois, sans aucune cause apparente qui puisse nous faire tomber dans cet état fâcheux, la malice du démon nous jette tout à coup dans un tel abattement, que nous ne pouvons plus recevoir avec notre joie ordinaire les personnes que nous aimons le mieux et qui nous sont les plus utiles. Tout ce qu'elles nous disent pour nous être agréables, nous paraît ennuyeux et superflu. Nous ne savons plus leur dire une bonne parole, tant notre coeur est rempli d'ennui et d'amertume.
5. D'où nous viennent nos chagrins et nos vices.
N'est-ce pas une preuve évidente que ce ne sont pas toujours les défauts des autres qui nous troublent, mais que nous avons, au contraire, en nous les causes de nos chagrins et les semences de tous les vices, qui se développent et portent leurs fruits, lorsque la pluie des tentations vient à tomber sur nos âmes?
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6. De la disposition aux chutes.
La conduite du prochain ne nous porterait jamais au péché, si nous n'avions dans notre coeur le principe de toutes nos fautes; et il rie faut pas croire que nos chutes soient subites. Lorsque la vue d'une femme nous fait tomber dans les honteux désirs de la concupiscence, il faut penser que l'occasion a réveillé seulement en nous l'impureté cachée dont notre coeur était malade.
7. La perfection s'acquiert par la patience et non par l'éloignement de nos frères.
Aussi Dieu, le créateur de toute chose, qui connaît mieux que nous le moyen de guérir son oeuvre, et qui sait très-bien que les racines, les principes de nos fautes, sont en nous-même et non pas dans les autres, ne nous ordonne pas de fuir la société de nos frères et d'éviter ceux que nous avons blessés, ou que nous croyons nous avoir offensés; mais il veut que nous cherchions à les apaiser, parce qu'il sait bien que la perfection du coeur s'acquiert bien moins par la fuite des hommes que par la vertu de patience. Et une fois que cette vertu est affermie en nous, elle peut nous faire conserver la paix au milieu même de ceux qui la détestent. Mais si elle nous manque, nous pourrons nous irriter contre ceux qui sont parfaits et bien meilleurs que nous. Les occasions de trouble qui nous
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feraient fuir les hommes, ne nous manqueront jamais dans nos rapports avec eux; mais en nous en séparant, nous n'éviterons pas les causes de notre tristesse; nous en changerons seulement.
8. C'est en nous corrigeant que nous pourrons vivre bien avec tout le monde.
Nous devons donc nous appliquer avant tout à corriger nos défauts et à réformer nos moeurs. Car, lorsque nous l'aurons fait, nous pourrons vivre facile-ment, non-seulement avec les hommes, mais encore avec les bêtes féroces, comme il est dit dans le livre de Job : « Les bêtes de la terre s'adouciront pour vous. » (Job, V, 23.) Nous ne craindrons pas les contrariétés qui viennent du dehors, et aucun scandale ne saura nous troubler, si nous n'avons en nous rien qui puisse y répondre. « La paix inonde ceux qui aiment votre loi, Seigneur, et le scandale ne peut les atteindre. » (Ps. CXVIII, 16.)
9. De la tristesse qui jette dans le désespoir.
Il y a encore une tristesse plus détestable, c'est celle qui, au lieu de porter l'âme coupable à régler sa vie et à fuir le vice, la jette dans l'abîme du désespoir : c'est celle qui empêcha Caïn de se repentir après son fratricide, et qui empêcha Judas de réparer son crime après sa trahison, et l'entraîna à se pendre.
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10. En quoi la tristesse peut nous être utile.
La tristesse ne nous est utile que quand elle nous vient du repentir de nos fautes , du désir de notre perfection ou de la pensée du bonheur qui nous attend au ciel. C'est de cette tristesse que l'Apôtre a dit : « La tristesse qui est selon Dieu , produit une pénitence efficace pour notre salut, tandis que la tristesse du siècle donne la mort. » (II Cor., VII, 10.)
11. Comment on distingue la bonne tristesse de la mauvaise.
La tristesse sainte qui produit une pénitence efficace est soumise, affable, humble, douce et patiente, parce qu'elle vient de l'amour de Dieu, comme de sa source. Le désir de la perfection fait que l'âme accepte avec empressement les souffrances du corps, et qu'elle s'excite sans cesse à la contrition du coeur. Elle est heureuse cependant et se nourrit de ses espérances. Elle conserve toujours l'onction de la douceur et de la bonté, parce qu'elle possède tous ces fruits de l'Esprit-Saint dont parle l'Apôtre : « Le fruit de l'esprit est la charité, la joie, l'humanité, la bonté, la bienveillance, la foi, la douceur, la continence. » (Gal., V , 22.) L'autre tristesse, au contraire, est aigre , impatiente, dure, pleine de rancune et d'inutiles chagrins. Elle porte au désespoir celui dont elle s'empare et l'empêche de profiter de la douleur. Elle perd la raison, et non-seulement elle nous prive du secours
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de la prière, mais elle détruit tous les fruits spirituels que nous devions en attendre.
12. Nous devons chasser la tristesse qui peut nous nuire.
Ainsi toute tristesse qui ne vient pas d'une componction salutaire, du désir de la perfection ou de l'attente des biens futurs, doit être combattue comme une tristesse du siècle qui produit la mort, et il faut la chasser de notre coeur, avec le même soin que l'impureté, l'avarice et la colère.
13. Remèdes pour détruire la tristesse dans nos coeurs.
Nous devons détruire en nous cette dangereuse passion de telle sorte que notre âme puisse se nourrir de ses saintes espérances et de la pensée du bonheur qui lui est promis. C'est ainsi que se dissipent toutes les tristesses qui viennent d'un accès de colère, de la perte d'un gain, d'un tort qu'on nous fait ou d'une injure que nous n'avons pas méritée. Nous surmonterons aussi ces tristesses sans cause qui troublent notre âme et nous portent au désespoir. La vue des biens éternels nous remplira d'une joie sainte et nous rendra fermes et persévérants. Nous ne nous laisserons point abattre par le malheur ou enivrer par la prospérité, parce que nous verrons que toutes les choses de ce monde sont fragiles et passagères.
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LIVRE X : DE LA PARESSE
1. Combien la paresse est à craindre.
Notre sixième combat est contre la paresse, qui est un ennui, un engourdissement du coeur; elle a par conséquent beaucoup de rapport avec la tristesse, et elle attaque surtout les religieux qui vivent dans l'inconstance et l'isolement. C'est l'ennemi le plus dangereux et le plus acharné des solitaires; il les tourmente principalement vers l'heure de sexte, et leur donne alors comme une sorte de fièvre réglée qui allume, dans leur âme malade, les plus violentes ardeurs. Aussi quelques Pères l'ont-ils appelée le démon du midi, dont il est parlé au psaume XC, V. 5.
2. Ravages que la paresse cause dans le coeur des religieux.
Lorsque la paresse s'empare d'un pauvre religieux, elle lui inspire l'horreur de son couvent, le dégoût de
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sa cellule, le mépris de ses frères qu'il trouve négligents et peu spirituels. Elle le rend sans force et sans ardeur pour tout ce qu'il doit faire dans sa cellule; elle ne lui permet pas d'y rester et de s'y appliquer à la lecture. Il se plaint souvent de ne pas faire de progrès, depuis si longtemps qu'il est dans la communauté ; mais il dit en soupirant qu'il ne peut espérer aucun avancement, tant qu'il sera en pareille compagnie. Il gémit de perdre ainsi le fruit de ses peines, de ne pouvoir édifier personne par ses exemples et ses conseils, lui qui pourrait conduire les autres et être utile à tant d'âmes. Il loue les couvents qui sont éloignés du sien , et déclare que c'est là qu'il serait plus facile de faire son salut; il vante la société édifiante et douce des religieux qui s'y trouvent, tandis que rien n'est plus fâcheux que tout ce qui l'entoure. Non-seulement il ne voit aucun sujet d'édification parmi ses frères, mais encore il prétend qu'il lui faut beaucoup travailler pour se procurer la nourriture du corps. Il ne croit pas pouvoir se sauver dans un pareil lieu ; il veut quitter la cellule, car sa perte est certaine, s'il y reste davantage; il doit en conscience aller ailleurs.
Il éprouve tant de fatigue et tant de besoins de manger vers la onzième ou douzième heure, qu'il lui semble avoir fait un long chemin, un travail excessif ou n'avoir rien pris depuis deux ou trois jours. Il regarde de tous les côtés, et il soupire après quelques visites pour se distraire. Il sort de sa cellule et il y rentre sans cesse. Il interroge à chaque instant le
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soleil et s'étonne qu'il soit si lent à se coucher. Son esprit est dans un trouble incroyable et comme rempli d'un épais brouillard ; il est tellement inutile et incapable de bien faire , qu'il ne voit pas d'autre remède pour sortir de cet état que d'aller causer avec quelqu'un, ou de s'abandonner au sommeil.
Sa maladie lui fait multiplier les visites d'honnêteté et de charité, et il aime aller voir les malades qui sont très-éloignés de lui. Il pratique par paresse d'autres bonnes œuvres. Il s'informe des personnes qui peuvent être ses parents, pour avoir des occasions plus fréquentes de les voir. S'il y a une femme pieuse et consacrée au service de Dieu, qui n'a pas de famille, il s'imagine que c'est un acte très-méritoire de la visiter souvent et de lui procurer tout ce qui peut lui manquer dans son abandon. Il se persuade qu'il vaut bien mieux s'occuper de ces œuvres extérieures de charité que de rester inutilement dans sa cellule, sans aucun profit pour son âme.
3. Des différents genres de paresse qui tentent le religieux.
Ce malheureux est tellement fatigué des obsessions continuelles de l'ennemi, qu'il cède à la paresse en s'abandonnant au sommeil ou en quittant sa cellule pour aller faire des visites et combattre l'ennemi qui le tourmente. Mais ce remède augmente le mal au lieu de le guérir. Le démon attaque plus souvent et plus cruellement ceux qui n'osent pas lui résister en face et qui pensent beaucoup plus à la fuite qu'à la
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victoire. Il poursuit sans cesse le paresseux, il le chasse peu à peu de sa cellule, et lui fait oublier le but de sa profession, qui est la contemplation divine et la pureté parfaite qu'on acquiert seulement dans le silence de la solitude et par une méditation persévérante. Et c'est ainsi que ce déserteur de la sainte milice, ce lâche soldat de Jésus-Christ, se livre aux embarras du monde et déplaît à celui auquel il s'était consacré.
4. La paresse obscurcit le regard de la contemplation.
Le saint roi David a bien exprimé en peu de mots les tristes effets de cette maladie : « Mon âme, dit-il, s'est endormie d'ennui » (Ps. CXVIII, 28), c'est-à-dire de paresse. Ce n'est pas son corps, c'est son âme; car l'âme, blessée par cette passion, perd l'usage des sens spirituels et ne peut plus contempler les choses divines.
5. Des ruses de la paresse.
Un véritable athlète du Christ qui veut bien combattre dans l'arène de la perfection, doit se hâter de détruire cette maladie au fond de son âme, et combattre avec tant d'ardeur l'esprit de paresse, qu'il ne se laisse jamais vaincre par le sommeil ou entraîner hors de son monastère, en colorant son départ de quelques pieux prétextes.
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6. Effets mortels de la paresse.
Dès que ce vice s'est emparé d'un religieux, on le voit rester oisif dans sa cellule, sans y faire le moindre progrès spirituel; ou bien, il en sort sans motif et sans but, errant de cellule en cellule dans tout le monastère. Il est incapable de remplir ses devoirs, et sa seule préoccupation est le premier repas qu'il doit prendre. L'esprit du paresseux ne veille que pour penser à ce qu'il va manger, à moins qu'il ne rencontre quelque homme, quelque femme, aussi portés que lui à perdre le temps, et qu'il se mêle de leurs affaires. Il s'embarrasse si bien dans ces relations dangereuses, qu'il y est enlacé comme par des serpents, et qu'il lui devient impossible de s'élever désormais à la perfection du saint état qu'il avait embrassé.
7. Enseignements de saint Paul contre la paresse.
Saint Paul, ce grand médecin des âmes, connaissait dès l'origine cette contagion de la paresse qui pouvait les atteindre, et l'Esprit-Saint lui révéla sans doute qu'elle ferait des ravages parmi les religieux. Aussi se hâte-t-il de la combattre par les conseils les plus salutaires. En écrivant aux Thessaloniciens, il commence, comme un habile médecin, à traiter doucement ses malades et à les encourager par de bonnes paroles. Il les loue d'abord de leur charité, afin de calmer ainsi l'inflammation du mal et de pouvoir leur appliquer
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des remèdes plus énergiques, lorsque l'irritation de l'amour-propre ne sera plus à craindre. Quant à la charité fraternelle, leur dit-il, il n'est pas nécessaire de vous en parler, puisque Dieu vous a appris lui-même à vous aimer les uns les autres; et vous le faites aussi à l'égard de tous les frères qui sont dans la Macédoine. » (I Thess., IV, 9.) Après ce premier appareil de louanges, il les prépare à écouter avec patience les avis salutaires qu'il va leur donner : « Je vous exhorte, mes frères, à faire des progrès dans cet amour. » Il ajoute quelques douces paroles, dans la crainte qu'ils ne soient pas encore disposés à une guérison parfaite. Que leur demandez-vous, grand Apôtre, si ce n'est d'abonder de plus en plus dans la charité dont vous venez de dire : « Pour la charité fraternelle, il n'est pas nécessaire de vous en écrire. » Pourquoi donc ajouter : « Nous vous prions d'y abonder de plus en plus,» surtout lorsque vous venez de dire qu'il n'est pas besoin d'en parler et que vous en expliquez même la raison, en disant : « Dieu vous a enseigné lui-même à vous aimer les uns les autres. » Et vous allez plus loin, puisque vous dites que non-seulement Dieu les a enseignés, mais encore qu'ils pratiquent ses enseignements: « Car vous le faites, non-seulement pour un ou deux , mais pour tous vos frères; non-seulement pour vos concitoyens et pour ceux que vous connaissez, mais aussi pour la Macédoine tout entière. » Pourquoi tant de préparations, pourquoi leur dire encore : « Nous vous prions, mes frères, d'abonder de plus en plus dans la charité? »
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L'Apôtre arrive enfin aux avis qu'il voulait leur donner : « Appliquez-vous, leur dit-il, à vivre en repos; c'est la première chose. » La seconde : « Faites ce que vous avez à faire. » La troisième : « Travaillez de vos mains, comme nous vous l'avons recommandé. » La quatrième : « Soyez honnêtes à l'égard de ceux qui sont hors de l'Église. La cinquième : « N'ayez rien à désirer de personne. » (I Thess., IV, 11.)
Voilà où voulait arriver saint Paul, en disant tout ce qui précède : « Appliquez-vous à vivre en repos, » c'est-à-dire à rester dans vos cellules, pour que les agitations qui naissent des désirs et de l'entretien des oisifs, ne vous tourmentent pas et ne vous fassent pas tourmenter les autres. « Appliquez-vous à faire ce que vous avez à faire, et non pas à rechercher par curiosité ce qui se passe et ce qui se dit dans le monde, pour nuire ensuite à la réputation de vos frères, au lieu de songer à vous corriger de vos défauts et à acquérir des vertus. « Appliquez-vous à travailler de vos mains comme nous vous l'avons ordonné. » C'est pour leur faire éviter ce qu'il leur avait défendu, c'est pour les empêcher de s'inquiéter, de s'occuper des affaires des autres, de se répandre au dehors et de désirer le bien d'autrui, qu'il leur dit de travailler de leurs mains; et il montre ainsi que l'oisiveté est la cause évidente des désordres qu'il vient de condamner. Car on ne peut être inquiet et occupé des affaires des autres, qu'en ne s'appliquant pas au travail des mains.
Il indique ensuite la maladie qui naît de la paresse : ne pas se conduire selon l'honnêteté. « Afin, dit-il,
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que vous viviez honnêtement avec ceux qui sont hors l'Église. » Un religieux ne peut vivre honnêtement avec les hommes du monde, s'il n'aime pas la paix de la cellule et le travail des mains; car il perd nécessairement de sa dignité, s'il est obligé de demander au dehors ce qu'il lui faut pour vivre; il deviendra flatteur, il recherchera les nouvelles et les occasions de les redire, pour être reçu partout et connaître les secrets des familles.
L'Apôtre ajoute : « Et afin que vous ne désiriez rien de personne. » On ne peut, en effet, s'empêcher de désirer les biens et les présents des autres, quand on ne se plaît pas à gagner son pain de chaque jour dans le silence et le travail. Vous voyez combien de désordres graves et honteux entraîne la paresse.
L'Apôtre, dans sa première Épître, avait parlé aux chrétiens de Thessalonique avec ménagement ; mais comme ils n'ont pas profité de ces doux remèdes, il leur en impose de plus énergiques dans la seconde. Son langage devient sévère; il ne leur dit plus : Nous vous prions, mes frères; mais : « Nous vous ordonnons, au nom de Jésus-Christ, Notre-Seigneur, de vous éloigner de tout frère qui se conduit d'une manière déréglée. » (II Thess., III, 6.) Il avait prié d'abord, il commande maintenant. Ce n'est plus l'affection d'un père, c'est la sévérité, la menace d'un maître : « Nous vous ordonnons, mes frères. » Vous n'avez pas voulu écouter nos prières, obéissez du moins à nos ordres. Ce commandement n'est pas simple, il s'impose au nom de Notre-Seigneur Jésus-Christ même, de peur
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que s'il venait de l'homme seulement, on ne lui obéît pas encore. Et aussitôt, comme un habile médecin, il applique le fer spirituel, il retranche les membres corrompus qu'il n'a pu guérir avec de doux remèdes. a Séparez-vous, leur dit-il, de tout frère qui se conduit d'une manière déréglée et qui ne vit pas selon les traditions que vous avez reçues de nous. » Il ordonne ainsi de se séparer de ceux qui ne veulent pas travailler, de les retrancher comme des membres corrompus par l'oisiveté, dans la crainte que la contagion de la paresse ne se répande comme un venin dans les parties saines des autres membres.
Remarquez combien l'Apôtre couvre de confusion ceux auxquels il va reprocher, de ne pas vouloir travailler de leurs mains, et manger en silence le pain de chaque jour. Il ordonne de s'en séparer; il les appelle des déréglés qui ne vivent pas selon la tradition; il les traite de rebelles qui ne suivent pas leurs règles et ne savent pas discerner le temps convenable pour sortir, faire des visites et parler. Ceux qui n'obéissent pas sont nécessairement dans tous ces désordres. « Ils ne vivent pas selon la tradition qu'ils avaient reçue de nous. » Ce sont par conséquent des révoltés qui méprisent non-seulement les enseignements, mais encore les exemples de l'Apôtre. « Car vous savez vous-même, ajoute-t-il, comment il faut nous imiter. » Il met ainsi le comble à ces reproches , en leur disant qu'ils n'observaient pas ce qu'ils devaient bien se rappeler, puisqu'il le leur avait appris encore plus par ses actions que par ses paroles.
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8. Du trouble que cause la paresse.
L'Apôtre ajoute : « Nous n'avons pas été une cause de trouble parmi vous. » Il veut prouver que, par son assiduité au travail, il n'a pas été parmi eux comme ceux qui ne veulent rien faire et qui tombent dans les désordres qu'entraîne toujours l'oisiveté. « Nous n'avons mangé gratuitement le pain de personne. » Chaque mot du Docteur des nations donne de la force à son enseignement. Il a prêché l'Évangile et il n'a mangé gratuitement le pain de personne; il savait cependant que Notre-Seigneur avait dit lui-même que « ceux qui annoncent l'Évangile, peuvent vivre de l'Évangile » (I Cor., IX, 14), « et que tout ouvrier doit gagner sa nourriture. » (S. Matth., X, 10.)
Si l'Apôtre qui annonçait l'Évangile aux nation s et accomplissait une oeuvre si grande et si sublime, ne voulait pas, malgré le droit que lui avait donné le Christ, recevoir pour rien sa nourriture, que devons-nous faire, nous qui ne nous livrons pas à la prédication et qui n'avons à nous occuper que de notre âme? Comment oserions-nous prendre d'une main oisive ce pain que saint Paul, ce vase d'élection, au milieu des fatigues de la prédication, ne voulait pas manger sans l'avoir gagné à la sueur de son front? « Car, dit-il, nous avons travaillé, nous nous sommes fatigués , nuit et jour, pour ne pas vous être à charge. » (II Thess., III, 8.) Il donne encore plus de force à ses paroles, car il ne dit pas simplement : « Nous n'avons mangé gratuitement
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le pain d'aucun de vous. » S'il s'était arrêté là, on pourrait croire qu'il avait vécu par lui-même sans rien faire, avec l'argent qu'il s'était réservé ou avec des aumônes et des présents qu'il aurait reçus d'ailleurs. « Mais, dit-il, nous avons travaillé nuit et jour, avec peine et fatigue. » Nous nous sommes donc soutenu nous-même, et nous ne l'avons pas fait par caprice, pour nous distraire ou nous reposer des fatigues de la prédication, mais par nécessité, pour avoir de quoi vivre; et nous l'avons fait très-péniblement, car nous avons gagné notre pain, en travaillant, non-seulement pendant le jour, mais encore pendant la nuit, qui semble donnée à l'homme pour le repos du corps.
9. Les compagnons de saint Paul travaillaient aussi de leurs mains.
L'Apôtre ne parle pas de lui seulement, l'enseignement qu'il leur donne ne serait pas assez général, assez imposant, s'il ne citait que son exemple; il parle de tous ceux qui annonçaient avec lui l'Évangile, de Sylvain et de Timothée entre autres, qui leur adressaient la même Épître et qui s'occupaient de la même manière. Les mots : « Pour que nous ne vous soyons pas à charge, » devaient les remplir de confusion. Car si l'Apôtre qui prêchait l'Évangile, en y ajoutant le témoignage de tant de vertus et de miracles, n'osait pas manger gratuitement son pain, dans la crainte d'être à charge à quelqu'un, comment ceux qui passent
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leurs journées à ne rien faire peuvent-ils s'imaginer qu'ils ne gênent personne?
10. L'Apôtre a voulu nous donner l'exemple du travail.
« Ce n'est pas, dit l'Apôtre, que nous n'eussions le pouvoir de nous en dispenser; mais nous avons voulu nous donner nous-même pour modèle, afin que vous nous imitassiez. » (II Thess., III, 9.) Il indique ainsi le motif qui le faisait tant travailler. C'est un modèle que nous vous donnons à imiter; vous pourriez oublier les enseignements que nous vous avons si souvent répétés, mais vous vous rappellerez mieux les exemples que nous vous avons donnés, en vivant parmi vous.
Il leur fait un reproche bien grave, lorsqu'il leur dit que c'est uniquement pour leur donner l'exemple qu'il s'est ainsi fatigué, nuit et jour, et qu'ils n'ont pas voulu profiter de la peine qu'il prenait pour les instruire, sans y être cependant obligé. Car, dit-il, nous avons des droits sur vos biens, sur votre fortune, et Notre-Seigneur nous a permis d'en user; mais je n'ai pas voulu en user, dans la crainte que ce que j'aurais fait légitimement, ne fût pour d'autres le prétexte d'une oisiveté coupable. C'est pourquoi j'ai mieux aimé, en prêchant l'Évangile, me nourrir du travail de mes mains, pour vous apprendre le chemin de la perfection que vous désirez suivre, et pour vous donner ainsi l'exemple d'une sainte vie.
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11. L'Apôtre joint des conseils à l'exemple.
Pour ne pas paraître, en travaillant, leur donner un bon exemple, sans leur faire un commandement, l'Apôtre ajoute: « Aussi, quand nous étions avec vous, nous vous avons déclaré que celui qui ne veut pas travailler, n'est pas digne de manger.» (II Thess., III, 10.) Il confond ainsi la paresse de ceux qui savaient bien que le maître travaillait des mains pour les instruire et ne voulaient pas cependant l'imiter; il leur rappelle non-seulement l'exemple qu'il leur a donné, mais les paroles qu'il leur a souvent répétées : « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger. »
12. L'Apôtre a fait un précepte du travail.
Ce n'est plus le conseil d'un maître ou d'un médecin, c'est la sentence d'un juge. L'Apôtre reprend toute sa puissance et siége sur son tribunal pour condamner ceux qui ont méprisé ses avis. Il se sert de l'autorité qu'il a reçue de Dieu, pour avertir avec menace les Corinthiens coupables de se corriger de leurs fautes avant son arrivée. « Je vous prie, leur dit-il, de ne pas me contraindre à employer contre quelques-uns d'entre vous, quand je serai venu, la puissance qui m'a été donnée. » (II Cor., X, 2.) Et il dit encore : « Si je voulais me glorifier du pouvoir que le Seigneur m'a confié pour votre édification et non pour votre ruine, je n'aurais pas à en rougir. » (Ib., 8.)
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Et c'est en vertu de ce pouvoir qu'il a prononcé cet arrêt : « Celui qui ne veut pas travailler, ne doit pas manger. » Il ne les frappe pas avec le glaive de la justice humaine, mais il leur interdit, avec l'autorité du Saint-Esprit, les aliments nécessaires à cette vie, afin que, si la crainte de la mort éternelle est insuffisante pour les corriger et les retirer de l'amour de l'oisiveté, les besoins de la vie et la crainte de la mort temporelle les obligent du moins à suivre ses conseils salutaires.
13. Reproches de saint Paul aux paresseux.
Après avoir fait connaître la doctrine rigoureuse de l'Évangile, l'Apôtre explique ce qui l'oblige à parler de la sorte : « Nous avons appris, dit-il, que quelques-uns parmi vous vivent dans le désordre et sans rien faire, s'occupant seulement de ce qui ne les regarde pas. » (II Thess., 11.) Jamais l'Apôtre ne parle de ceux qui ne veulent pas travailler, comme s'ils n'avaient qu'une seule maladie. Il les appelle, dans sa première Épître, des gens déréglés qui ne suivent pas les enseignements qu'il leur a donnés. Il leur reproche de vivre dans le trouble et de manger leur pain sans l'avoir mérité. Il leur répète ici : « Nous avons appris que quelques-uns parmi vous vivent dans le trouble; » et il leur fait connaître sur-le-champ le mal qui est le principe de ce trouble, c'est qu'ils ne, font rien; et il ajoute un troisième défaut qui sort de
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celui-là, comme un rameau : « Ils se mêlent de ce qui ne les regarde pas. »
14. Le travail est un grand remède de l'âme.
L'Apôtre se hâte d'appliquer un remède convenable à ce Mal qui est la source de tous les vices. Il dépose cette sévérité apostolique dont il vient de se servir. Il reprend la douceur, la tendresse d'un père, la compassion d'un médecin, et il cherche à guérir, par ses conseils salutaires, ses enfants malades, en leur disant : « Nous avertissons ceux qui vivent ainsi, et nous les conjurons, par Notre-Seigneur Jésus-Christ, de manger leur pain , en travaillant paisiblement. » (II Thess., III, 42.) Par ce précepte du travail, cet admirable médecin des âmes guérit toutes les plaies que cause la paresse; et il sait bien que toutes les autres maladies qui naissent de cette tige maudite, disparaîtront dès que leur racine sera détruite.
15. Il faut avoir compassion de ceux qui ne travaillent pas.
Cet habile et prudent médecin ne se contente pas de soigner les plaies de ceux qui sont malades, il cherche encore, par ses bons conseils, à préserver ceux qui jouissent de la santé. « Pour vous, mes frères, leur dit-il, ne vous lassez jamais de faire le bien. » (Ibid., 13.) Vous qui suivez nos voies, vous qui profitez des exemples de travail que nous vous avons donnés, vous qui n'imitez pas la conduite des paresseux,
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ne vous lassez jamais de faire le bien, et ne cessez pas d'être charitables à l'égard même de ceux qui n'observent pas nos commandements. Ainsi, après avoir repris les malades, les faibles, pour qu'ils ne s'abandonnent pas à la paresse, au désordre et aux futilités, il avertit ceux qui sont sains de répandre leurs charités sur les bons et les méchants, comme Dieu l'ordonne, et de ne pas abandonner ceux-là mêmes qui ne voudraient pas se convertir. Il les conjure de leur continuer, non-seulement leurs encouragements et leurs conseils, mais encore les aumônes qu'ils avaient l'habitude de leur faire.
16. Nous devons reprendre nos frères par amour et non par haine.
Mais dans la crainte que cette douceur ne portât quelques chrétiens à mépriser ces préceptes, l'Apôtre y ajoute une sanction sévère : « Si quelqu'un n'obéit pas à ce que nous disons dans cette lettre, faites-le connaître et n'ayez aucun commerce avec lui, afin qu'il soit rempli de confusion. » (Ibid., 14.) Après leur avoir dit ce qu'ils doivent faire, par respect pour lui et dans l'intérêt de tous, et comment ils doivent observer les préceptes qu'il leur donne , il revient aussitôt à la tendresse d'un bon père, et il enseigne à ses enfants avec quelle charité fraternelle ils doivent traiter les coupables : « Ne les regardez pas cependant comme des ennemis, mais reprenez-les comme des frères. » Il mêle ainsi la bonté du père à la
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sévérité du juge, et il tempère par son indulgence la rigueur de son zèle d'apôtre. S'il ordonne de faire connaître celui qui méprise ses préceptes, et s'il veut qu'on se sépare de lui, il recommande cependant qu'on n'agisse pas avec un esprit de haine, mais par charité et avec le désir de convertir son frère : « N'ayez pas de commerce avec lui, dit-il , afin qu'il soit rempli de confusion. » Puisqu'il n'a pas obéi à des avis pleins de douceur, la honte de cette séparation publique le ramènera peut-être dans le chemin de la justice et du salut.
17. Recommandations de saint Paul sur le travail.
Dans son épître aux Éphésiens, saint Paul recommande encore le travail : « Que celui qui dérobait, dit-il, ne dérobe plus, mais plutôt qu'il travaille de ses mains à quelque ouvrage utile, afin qu'il puisse avoir les moyens de secourir le pauvre qui souffre. » (Éph., IV, 28.) Nous voyons aussi, dans les Actes des apôtres, que saint Paul prêchait le travail, non-seulement par ses paroles, mais encore par ses exemples; car, lorsqu'il vint à Corinthe, il ne voulut pas demeurer ailleurs que chez Aquila et Priscille, parce qu'ils exerçaient la même profession que lui. « Après cela, dit saint Luc, Paul sortit d'Athènes et fut à Corinthe. Il y trouva un juif nommé Aquila, qui était du Pont, et Priscille, sa femme. Il se joignit à eux, parce qu'ils étaient de la même profession, et ils travaillaient ensemble à faire des tentes. » (Act., XVIII.)
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18. L'apôtre saint Paul travaillait même pour les autres.
Lorsque saint Paul vint à Milet, il voulut convoquer près de lui, à Éphèse, tous les prêtres de cette église, et leur apprendre comment ils devaient gouverner l'Église de Dieu pendant son absence : « Je n'ai désiré, leur dit-il, l'or et l'argent de personne, et vous savez bien que c'est le travail de mes mains qui m'a procuré ce qui m'était nécessaire, à moi et à ceux qui étaient avec moi. Je vous ai montré qu'il faut, en travaillant de la sorte, soulager les pauvres infirmes , et se rappeler cette parole de Notre-Seigneur Jésus, qui a dit : Il est plus heureux de donner que de recevoir. » (Act., XX, 17.) L'Apôtre nous donne un grand enseignement, lorsqu'il déclare qu'il a travaillé, non-seulement pour suffire à ses propres besoins, mais encore pour être utile aux personnes qui étaient avec lui, et que leurs occupations de chaque jour empêchaient de gagner leur vie en travaillant de leurs mains. Et comme il avait dit aux Thessaloniciens qu'il agissait ainsi pour leur donner l'exemple, il parle de même aux Éphésiens : « Je vous ai montré qu'il faut en travaillant assister les infirmes de corps et d'esprit, afin de pouvoir les secourir plutôt avec ce que nous gagnerons à la sueur de notre front, qu'avec l'argent que nous aurons mis en réserve ou que nous recevrons de la générosité des autres. »
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19. Explication de cette parole : « Il vaut mieux donner que recevoir. »
Il insiste en disant que c'est l'ordre formel de Notre-Seigneur : « Car le Seigneur Jésus a dit qu'il était plus heureux de donner que de recevoir.» (Act., XX, 35.) Oui, la libéralité de celui qui donne vaut mieux que la pauvreté de celui qui reçoit, lorsque cette libéralité est faite, non pas avec l'argent mis en réserve par méfiance ou par avarice, mais avec l'argent gagné par un travail pénible et méritoire. Il est plus heureux de donner que de recevoir, parce que celui qui donne ainsi est aussi pauvre que celui qui reçoit; et cependant, non-seulement il suffit à ses besoins, mais il pourvoit pieusement aux nécessités des autres. Il a un double mérite. En renonçant à tous ses biens, il s'est revêtu de la nudité parfaite du Christ; et, en faisant l'aumône par son travail, il égale, dans la pauvreté, la munificence des riches ; il honore Dieu par son travail et lui offre les fruits de la justice, tandis que celui qui s'abandonne à la paresse est indigne du pain qu'il mange, au dire de saint Paul, d'après cette déclaration de l'Apôtre : « Celui qui ne fait rien ne peut prendre la nourriture sans pécher. »
20. D'un religieux paresseux qui voulait éloigner ceux dont il craignait l'exemple.
Nous connaissons un religieux dont nous dirions le nom, si cela pouvait être utile à ceux qui nous liront.
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Il habitait un monastère où il était obligé de présenter chaque jour à l'économe un certain ouvrage déterminé. Dans la crainte que l'ardeur de quelque religieux ne fît augmenter le travail demandé ou que son exemple ne le couvrît de confusion, dès qu'il en voyait un qui montrait plus de zèle que les autres , il cherchait par ses insinuations à changer ses idées et à lui persuader même de quitter le monastère; et, pour y parvenir plus facilement, il prétendait que , depuis longtemps, il souffrait de bien des choses, et qu'il serait déjà parti, s'il avait trouvé un compagnon ou les moyens pour le faire. Lorsqu'il avait obtenu son consentement, en disant ainsi beaucoup de mal de son monastère, il fixait l'heure de son départ et le lieu où ils devaient se rencontrer; mais, au lieu de l'aller rejoindre, il restait dans sa cellule, tandis que celui qu'il avait décidé à partir n'osait plus retourner parmi ses frères qu'il avait abandonnés. Ce seul exemple suffira pour mettre en garde, contre ces personnes, ceux qui entrent dans les monastères, et pour leur faire comprendre combien de mal l'oisiveté fait naître dans l'esprit des religieux, et, comme le dit l'Écriture, combien les entretiens coupables corrompent les bonnes moeurs. (I. Cor., XV, 33.)
21. Sentences de Salomon contre la paresse.
Salomon, le plus sage des hommes, montre avec évidence, dans beaucoup de passages, les tristes suites
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de l'oisiveté : « Celui qui pratique l'oisiveté, dit-il, sera rempli de pauvreté » (Prov., XXVIII, 19) : d'une pauvreté visible et aussi d'une pauvreté invisible , parce que l'oisif tombe nécessairement dans beaucoup de vices, et reste toujours privé de la contemplation de Dieu et de ces richesses spirituelles dont l'Apôtre a dit : « Vous êtes devenus riches, par le Christ, en toutes choses , de tous les dons de la parole et de la science. » (I Cor., I, 5.) Il est écrit ailleurs, de cette pauvreté du paresseux : « Celui qui sommeille toujours sera couvert d'un vêtement déchiré et de haillons. » (Prov., XXIII, 21.) Il ne méritera certainement pas d'être revêtu de ce vêtement incorruptible que nous recommande saint Paul : « Revêtez-vous de Notre-Seigneur Jésus-Christ » (Rom., XIII, 14) ; et encore : « Prenez pour cuirasse la justice et la charité. » (I Thess., V, 8.) Dieu parle de ce vêtement, lorsqu'il dit à Jérusalem par son prophète : « Levez-vous , levez-vous, Jérusalem, et revêtez-vous des vêtements de votre gloire. » (Isaïe, LII, 2.)
Celui qui s'abandonne à la paresse préfère, aux vêtements que lui donnerait le travail, les haillons de l'oisiveté. Il cherche à tirer des saintes Écritures, non un beau vêtement qui lui ferait honneur, mais des lambeaux pour cacher la honte de sa lâcheté. Ces paresseux, qui ne veulent pas se nourrir du travail de leurs mains, comme saint Paul l'a fait et nous a recommandé de le faire, se servent de quelques passages de l'Écriture pour excuser leur conduite; ils disent qu'il est écrit : « Ne travaillez pas pour la
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nourriture qui passe, mais pour celle qui reste dans la vie éternelle. » (S. Jean, VI, 27.) « Ma nourriture est de faire la volonté de mon Père. » (S. Jean, IV, 34.) Ces textes sont comme des lambeaux d'étoffes qu'ils arrachent à l'ensemble de la doctrine évangélique , plutôt pour cacher la honte de leur oisiveté, que pour s'orner de ce vêtement précieux et parfait des vertus que la femme sage des Proverbes prépare pour elle et son mari, afin qu'on puisse dire d'elle : « Elle est revêtue de force et de beauté, et elle est heureuse dans ses derniers jours. » (Prov., XXXI, 25.)
Salomon dit encore de la paresse : « Les chemins de ceux qui ne font rien sont couverts d'épines » (Prov., XV, 19), c'est-à-dire des vices qui naissent de la paresse. Et encore : « Le paresseux est plein de désirs. » (Prov., XXI, 26.) C'est pourquoi l'Apôtre dit : « Ne désirez rien de personne. » (I Thess., IV, 12.)
Enfin le Sage dit : « L'oisiveté nous fait connaître bien des maux. (Eccli., XXIII , 28.) L'Apôtre les explique dans les textes que nous avons déjà cités : « Ils ne font rien, mais ils s'occupent de ce qui ne les regarde pas. » (II Thess., 11.) C'est aussi à ce sujet qu'il dit : « Travaillez à être en repos , à vous occuper de vos affaires, afin de vous conduire honorablement à l'égard des étrangers, et de ne désirer rien de personne. » (I Thess., IV, 11, 12.) Il appelle les paresseux des hommes déréglés et rebelles dont il faut se séparer avec soin. « Nous vous ordonnons, dit-il, de vous éloigner de ces frères qui
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suivent une voie mauvaise et contraire à la tradition qu'ils ont reçue de nous. (II Thess., III, 6.)
22. Du travail des solitaires de l'Égypte, et des charités qu'ils faisaient par ce moyen.
Fidèles à ces enseignements, les solitaires d'Égypte ne souffrent pas que leurs religieux, et surtout les jeunes, restent jamais oisifs. Ils mesurent à leur application au travail les dispositions de leurs coeurs et leurs progrès dans la patience et l'humilité. Non-seulement ils ne leur permettent pas de recevoir de quelqu'un ce qui est nécessaire à leur nourriture, mais ils veulent encore soulager, par leurs travaux, les étrangers et les voyageurs; ils envoient jusque dans les régions de la Libye, désolées par la stérilité et la famine, et aux prisonniers qui languissent dans les villes, des vivres et des aumônes abondantes, offrant ainsi à Dieu , du travail de leurs mains, un sacrifice juste et véritable.
23. Du relâchement que la paresse cause dans les monastères.
Dans nos contrées, nous ne voyons pas de monastères si célèbres et si nombreux. Ils ne travaillent pas avec assez d'ardeur pour pouvoir se suffire et demeurer ensemble; et lors même qu'ils recevraient de la générosité des autres ce qui serait nécessaire à leur nourriture, le plaisir de l'oisiveté, comme l'instabilité de leur coeur, ne leur permettrait pas
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longtemps de rester dans le même lieu. Il y a une vérité reconnue par les anciens solitaires de l'Égypte : Le religieux qui travaille n'a qu'un démon pour le tenter ; mais celui qui ne travaille pas en a une infinité pour le perdre.
24. Pourquoi l'abbé Paul brûlait les corbeilles qu'il ne pouvait vendre.
L'abbé Paul, le modèle des solitaires, vivait dans. un vaste désert appelé Porphyrion. Son petit jardin et les fruits des palmiers suffisaient à tous ses besoins, et il ne pouvait tirer aucune utilité de son travail , parce qu'il était séparé des villes et de toute habitation par plus de sept journées. Le transport de ses ouvrages eût plus coûté qu'il ne devait espérer les vendre. Il recueillait cependant des feuilles de palmier, s'imposait une tâche pour chaque jour, comme s'il devait en vivre, et lorsqu'à la fin de l'année, sa grotte était remplie de corbeilles, qu'il avait faites avec un soin extrême, il y mettait le feu et les détruisait. Il nous enseignait ainsi que , sans le travail des mains, un religieux ne peut persévérer, et qu'il lui est si difficile d'atteindre sans cela la perfection, qu'il faut le faire, quand même on n'y est pas forcé par la nécessité, afin de purifier son coeur, d'affermir son intelligence, de garder sa cellule et de remporter la victoire sur la paresse.
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25. Remède de l'abbé Moïse contre la paresse.
Dans les premiers temps de ma vie, au désert, je dis à l'abbé Moïse, l'un des plus saints solitaires, que, la veille, j'avais éprouvé un grand accès de paresse, et que je n'avais pu m'en délivrer qu'en allant promptement trouver l'abbé Paul : « Ne croyez pas, me dit–il, vous être délivré de la paresse; vous vous y êtes, au contraire, livré davantage. L'ennemi vous attaquera maintenant avec plus d'insolence, comme un déserteur qui a fui pour éviter le combat, à moins qu'à la première rencontre, vous aimiez mieux repousser ses fureurs, non plus en désertant votre cellule, ou en vous abandonnant au sommeil, mais en combattant avec énergie et courage. L'expérience prouve que la paresse est un ennemi dont on triomphe, non par la fuite, mais par la résistance.
LIVRE XI : DE LA VAINE GLOIRE
1. Combien la vaine gloire est difficile à découvrir.
Le septième ennemi que nous avons à combattre est la vaine gloire ; ses attaques sont si habiles, si variées, si nombreuses, que les yeux les plus exercés peuvent à peine non-seulement les déjouer, mais même les découvrir et les apercevoir.
2. Comment la vaine gloire s'attaque à l'âme.
Cet ennemi, en effet, n'attaque pas seulement le religieux, comme les autres vices, dans la région inférieure de son être, mais dans la partie spirituelle; il s'insinue dans l'âme avec la ruse la plus perfide, tellement que ceux qu'il n'a pu tromper par les tentations de la chair sont profondément blessés dans leurs vertus mêmes, et ces combats sont d'autant
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plus à craindre qu'ils sont plus difficiles à reconnaître et à éviter. Les autres vices nous font une guerre ouverte et déclarée, et lorsque nous leur résistons avec énergie, l'ennemi s'affaiblit et attaque ensuite, avec moins de force, son vainqueur. Mais lorsque la vaine gloire a tenté l'âme par quelque côté grossier et qu'elle a été repoussée, elle invente de nouvelles ruses, elle change de moyens, et elle prend des apparences de vertu pour perdre ceux qui lui ont résisté.
3. Des différentes formes de la vaine gloire.
Les autres vices n'ont, pour ainsi dire, qu'une forme dans leurs tentations; mais celui-ci sait les varier et les multiplier : il attaque de tous les côtés celui qui l'a déjà vaincu; il cherche à blesser le soldat du Christ, en louant sa conduite, sa tenue, sa manière de marcher, sa voix, ses actions, ses veilles , ses jeûnes, ses prières, son recueillement, ses études, sa science, son silence, son obéissance, son humilité, sa persévérance. La vaine gloire est un écueil caché sous le mouvement des flots, qui menace d'un naufrage subit et déplorable ceux qui ont un vent favorable et qui s'y attendent le moins.
4. Il faut combattre la vaine gloire à droite et à gauche.
Celui qui veut suivre la voie royale et combattre « avec les armes de la justice, à droite et à gauche », doit passer, selon la doctrine de l'Apôtre, par la gloire
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et l'ignominie, par la mauvaise et la bonne réputation. (II Cor., VI, 7, 8.) Nous devons gouverner avec tant de prudence au milieu des flots tumultueux des tentations, et suivre le chemin de la vertu avec tant de soin, au souffle de l'Esprit-Saint, que nous ne nous écartions ni à droite ni à gauche, bien persuadés que nous nous briserions bientôt contre de dangereux écueils. Le Sage nous le recommande : « Ne vous détournez ni à droite ni à gauche » (Prov., IV, 27), c'est-à-dire ne vous flattez pas de vos vertus; ne vous réjouissez pas des progrès spirituels que vous faites à droite , et ne vous détournez pas à votre gauche dans les sentiers du vice, en vous glorifiant ainsi, comme le dit l'Apôtre, de votre propre confusion.
La vanité que le démon n'a pu donner avec un vêtement neuf et bien fait, il cherche à l'inspirer avec un vêtement pauvre et grossier. Celui que n'a pas troublé les honneurs, se complaît quelquefois dans son humilité; celui qui ne s'est pas enorgueilli de sa science et de son éloquence, devient fier de son silence prolongé. Un jeûne public peut donner de la vanité, et l'on en ressent aussi d'un jeûne qu'on cache pour n'être pas loué. Le religieux, qui évite de prier longtemps devant ses frères, pour n'être pas remarqué, s'admire ensuite intérieurement de s'être ainsi caché.
5. Comparaison de la vaine gloire à l'oignon.
Nos Pères ont très-bien comparé ce vice à la bulbe d'un oignon; dès qu'on retire une pelure, on en trouve
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une autre, et on a beau continuer, on en trouve toujours.
6. La solitude ne préserve pas de la vaine gloire.
Ceux qui se retirent dans la solitude, pour éviter la vaine gloire, ne sont pas à l'abri de ses poursuites, et souvent même, plus on fuit le monde, plus on est exposé à ses attaques. L'ennemi tente celui-ci parce qu'il est persévérant dans le travail, celui-là parce qu'il est prompt à obéir, cet autre parce qu'il est plus humble que ses frères ; les uns à cause de leur science, les autres à cause de leurs études, d'autres à cause de leurs longues veilles. Il cherche à blesser les âmes par leurs vertus et à leur faire trouver la mort dans les éléments mêmes de leur vie.
Ceux qui veulent marcher dans la voie de la piété et de la perfection, rencontrent dans cette voie les piéges destinés à les tromper, selon cette parole de David : « Dans la voie même où je marchais, ils m'ont tendu des piéges secrets.» (Ps. CXLI, 4.) Oui, dans ce chemin des vertus, où nous marchons pour atteindre les célestes récompenses, ils nous excitent à avancer, afin que nos pieds s'embarrassent dans les filets de la vaine gloire et nous fassent tomber. Nos adversaires n'avaient pu nous terrasser dans le combat, et nous allons être vaincus par notre propre triomphe. Ils nous trompent encore d'une autre manière, en nous excitant à la pénitence au delà de nos forces, pour
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que la faiblesse de notre corps soit un obstacle à notre persévérance.
7. La vaine gloire vaincue nous attaque avec plus de fureur.
Les autres vices disparaissent quand on les surmonte. Leurs défaites les affaiblissent de jour en jour; les lieux et les circonstances leur font perdre de leur violence, et la pratique des vertus qui leur sont contraires rendent de plus en plus facile la victoire. Mais la vaine gloire se relève avec plus de force, lorsqu'elle est terrassée; et lorsqu'on la croit morte, elle renaît plus vivante que jamais. Les autres vices n'attaquent guère que ceux qu'ils ont déjà vaincus; mais celui-là redouble de violence contre ses vainqueurs, et plus il a été abattu, plus il poursuit avec ardeur la victoire ; et la grande ruse de l'ennemi est de vaincre, avec ses propres armes, le soldat du Christ dont il n'a pu triompher avec des armes étrangères.
8. Ni le désert ni l'âge n'apaisent la vaine gloire.
Les autres vices, comme nous l'avons dit, s'apaisent, selon les lieux, et s'affaiblissent ordinairement lorsque la matière du péché, les moyens et l'occasion viennent à manquer ; mais la vaine gloire vous poursuit dans les profondeurs du désert. La distance ne saurait l'arrêter, ni l'occasion lui manquer; car elle trouve un moyen dans les vertus et les progrès de
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ceux qu'elle attaque. Le temps affaiblit et dissipe à la longue les autres vices ; mais pour celui-ci, la vieillesse même, si elle n'est pas affermie par une sage et prudente discrétion, non-seulement ne détruit pas la vaine gloire, mais elle en favorise les développements.
9. La vaine gloire est plus à craindre lorsqu'elle se cache sous des vertus.
Les autres passions combattent les vertus qui leur sont contraires, et parce qu'elles les attaquent au grand jour, il est plus facile de les vaincre; mais la vaine gloire se glisse parmi les vertus pour les détruire, comme dans les ombres de la nuit, et elle triomphe plus cruellement des imprudents qui ne sont pas sur leurs gardes.
10. Exemple d'Ézéchias.
L'Écriture sainte loue la justice consommée du roi de Juda, Ézéchias, et, après nous avoir fait connaître toutes ses vertus, elle nous apprend sa chute causée par un seul trait de vanité. Lui, qui avait obtenu par sa prière qu'un ange tuât, en une nuit, cent quatre-vingt-cinq mille hommes de l'armée des Assyriens (IV Reg., XIX, 35), fut vaincu par la vaine gloire.
Il serait trop long d'énumérer toutes ses vertus ; qu'il nous suffise de rappeler que le terme de sa vie était fixé, et qu'à sa prière, Dieu révoqua sa sentence de mort et lui accorda quinze ans de vie. Le soleil
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rétrograda de dix degrés, et l'ombre indiqua de nouveau les heures qu'elle avait déjà marquées, de sorte que, par un miracle inouï, le jour fut doublé dans tout l'univers contre toutes les lois de la nature.
Après avoir admiré de si grands miracles et de si rares vertus, écoutez l'Écriture nous racontant comment Ézéchias se perdit à l'occasion même des grâces qu'il avait reçues. En ces jours, est-il dit, Ézéchias fut atteint d'une maladie mortelle; il pria le Seigneur, qui l'exauça et lui en donna pour preuve, par Isaïe, ce signe du soleil rapporté au quatrième livre des Rois. « Mais, dit l'Écriture, ce prince ne rendit pas à Dieu les actions de grâces que méritaient tous les bienfaits qu'il en avait reçus ; et parce que son cœur s'enorgueillit , la colère de Dieu s'éleva contre lui, contre Juda et Jérusalem, et il fut humilié autant qu'il s'était élevé, lui et les habitants de Jérusalem. Et cependant la colère du Seigneur ne descendit pas sur eux aux jours d'Ézéchias. » (IV Reg., XX.)
Que la vaine gloire est une grave et dangereuse maladie ! Tant de justice, tant de vertus, une foi et une piété si grandes, qu'elles obtiennent de changer les lois de la nature et du monde entier ; tout disparaît par un acte de vanité. Dieu semble avoir oublié tous ses mérites, comme s'ils n'avaient jamais existé, et sa colère eut éclaté sur-le-champ, si elle n'eût été apaisée par un acte d'humilité. Celui qui était tombé de si haut par la vaine gloire, ne put se relever que par son abaissement et son repentir. Voulez-vous voir un autre exemple d'une chute semblable?
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11. Chute du roi Ozias.
Ozias, un des aïeux du roi dont nous venons de parler, était un prince dont l'Écriture sainte fait l'éloge en toute chose. Malgré ses admirables vertus, malgré les nombreuses victoires que lui firent obtenir sa foi et sa piété, il se laissa vaincre par un mouvement de vaine gloire. « Le nom d'Osias, est-il dit, se répandit au loin, parce que le Seigneur était son secours et sa force; mais lorsqu'il fut devenu puissant, son coeur s'éleva pour sa perte, et il négligea le Seigneur, son Dieu.» (II Paralip., XXVI, 15.) Comment voir sans frayeur ces chutes terribles, ces deux hommes si justes et si parfaits trouver leur ruine dans leur perfection et leurs triomphes ! Ces exemples doivent nous montrer que les progrès dans le bien même sont à craindre, puisque souvent ceux que les plus grands maux n'ont pas vaincus, sont renversés par des choses heureuses, s'ils ne sont pas sur leurs gardes. Celui qui a évité la mort au milieu du combat , la trouve quelquefois dans son propre triomphe.
12. Enseignements de la sainte Écriture contre la vaine gloire.
C'est pourquoi l'Apôtre nous donne cet avertissement: « Ne cherchons pas la vaine gloire. » (Gal., V, 26.) Notre-Seigneur fait ce reproche aux Pharisiens : « Comment pouvez-vous croire, vous qui cherchez
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la gloire entre vous et qui ne désirez pas celle qui vient de Dieu seul ? » (S. Jean , V, 44.) Ce sont ceux-là que David menace, lorsqu'il dit : « Dieu disperse les os de ceux qui veulent plaire aux hommes. » (Ps. LII, 7.)
13. Comment la vaine gloire attaque le religieux.
Ceux qui commencent et qui sont encore peu avancés dans la science et dans la vertu, sont tentés de vanité pour de bien petites choses. Ils se prennent à aimer le son de leur voix, la perfection de leur psalmodie, leur extérieur austère, la vigueur de leur santé, la fortune et la noblesse de leurs parents, leur renoncement à la carrière militaire ou aux honneurs. Ils s'imaginent, bien à tort souvent, que s'ils étaient restés dans le monde, ils auraient acquis facilement de grandes richesses et des dignités importantes, s'abusant ainsi dans leurs rêves chimériques, et se glorifiant d'avoir méprisé des choses qu'ils n'auraient jamais possédées.
14. Du désir d'entrer dans les ordres sacrés.
Quelquefois la vaine gloire met dans l'esprit du solitaire le désir de la cléricature et l'ambition d'être élevé au diaconat et à la prêtrise. Il pense que si on l'y forçait, il en remplirait les fonctions avec tant de zèle et de sainteté, qu'il pourrait servir de modèle aux autres prêtres, et qu'il convertirait bien du monde ,
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non-seulement par ses exemples, mais encore par sa doctrine et ses discours. Souvent du fond de sa solitude, et sans sortir de sa cellule, il visite en esprit les monastères et les maisons de ceux qu'il connaît, et il se persuade qu'il y ferait le plus grand bien par ses exhortations. Cette pauvre âme est tellement abusée par ces projets de vaine gloire, tellement enivrée du charme de ces rêves, qu'elle ne s'aperçoit plus de la présence et des actes de ses frères. Ce sont des songes qui l'occupent tout éveillée, et elle en jouit comme s'ils étaient des réalités.
15. La vaine gloire enivre l'esprit.
Je me souviens de l'histoire d'un vieillard que je connus, lorsque j'habitais le désert de Scethé. Il allait un jour rendre visite à un frère, et, en approchant de la porte de sa cellule, il l'entendit parler à l'intérieur. Il s'arrêta un instant pour écouter quel passage de l'Écriture sainte il lisait ou récitait selon l'usage des solitaires. Il fut bien surpris, dans sa pieuse curiosité, de reconnaître que l'esprit de vaine gloire égarait ce pauvre religieux qui se croyait dans une église, et faisait un sermon. Le bon vieillard voulut en attendre la fin; mais il reconnut alors que le solitaire changeait de ministère et faisait les fonctions de diacre à la messe des catéchumènes. Il frappa enfin. Le religieux sortit et salua son visiteur avec tout le respect qu'il avait l'habitude de lui témoigner; mais comme sa conscience était troublée de ce qu'il venait de faire, il lui demanda
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s'il avait eu le malheur de le faire attendre trop longtemps à la porte. Le vieillard lui répondit en souriant : « J'arrivais lorsque vous chantiez la messe des catéchumènes. »
16. Avec quel soin il faut connaître les causes des vices pour en triompher.
J'ai cru qu'il était nécessaire de dire ici toutes ces choses, afin qu'en voyant la force des tentations et la tactique de ces passions qui tourmentent nos âmes, nous puissions, grâce à ces enseignements et à ces exemples, être plus sur nos gardes et éviter les piéges que l'ennemi multiplie sous nos pas. Les Pères de l'Égypte exposent ainsi toutes les tentations des vices qu'ils ont souffertes ou que peuvent souffrir les plus jeunes religieux, comme s'ils les souffraient encore, afin de mieux dévoiler les illusions des passions et de faire connaître aux commençants qui sont pleins d'ardeur, tous les secrets de leurs luttes, de telle sorte qu'ils puissent considérer comme dans un miroir la cause des vices qui les attaquent et les remèdes pour y résister. Formés ainsi à l'avance à leurs futurs combats, ils sauront prévoir, lutter et vaincre. Les plus habiles médecins ne se contentent pas de soigner les maladies déclarées, ils vont au-devant de celles qui menacent, et savent les prévenir par leurs conseils et leurs remèdes; de même les vrais médecins des âmes combattent par leurs avis spirituels les maladies qui peuvent corrompre les coeurs. Ils les arrêtent par
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des antidotes célestes dans les jeunes religieux , en leur découvrant les causes des passions qui les menacent et les moyens de les guérir.
17. Pour combattre la vaine gloire il faut éviter les femmes et les évêques.
Parmi les maximes des anciens Pères, il en est une que je ne saurais rapporter sans confusion, car je n'ai pu éviter des rapports avec ma soeur et avec un évêque: tous recommandent aux religieux de fuir les femmes et les évêques. Une fois qu'on se laisse aller à leur familiarité, on perd bientôt le repos de sa cellule, et il est bien difficile de contempler d'un oeil pur les choses divines.
18. Remèdes contre la vaine gloire.
L'athlète du Christ qui veut lutter vaillamment dans les combats spirituels, doit se hâter de vaincre la vaine gloire, cette bête cruelle qui prend des formes si différentes. Le moyen de résister à ses attaques si nombreuses, c'est de se rappeler cette parole de David: « Le Seigneur disperse les os de ceux qui cherchent à plaire aux hommes. » (Ps. LII, 7.) Ne nous permettons jamais d'abord de faire quelque chose par un motif de vaine gloire et pour mériter des louanges ; puis, lorsque nous avons commencé quelque bonne action, efforçons-nous de conserver la pureté de notre intention, de peur que la vanité ne vienne gâter le fruit
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de nos travaux. Nous devons éviter aussi, dans nos rapports avec nos frères, tout ce qui sortirait des règles ordinaires, tout ce qui pourrait nous faire remarquer et nous attirer l'estime particulière des hommes. Ce serait la preuve la plus certaine que nous sommes atteints de cette maladie mortelle de la vaine gloire. Nous pourrons facilement y échapper, si nous considérons que non -seulement nous perdrons le fruit de tout ce que nous aurons entrepris par un motif de vanité, mais encore que nous nous rendrons coupables d'un crime qui méritera des supplices éternels, comme les sacrilèges, puisque nous aurons outragé Dieu, en faisant, pour plaire aux hommes, ce que nous devions faire pour lui seul, et Celui qui voit le secret des coeurs nous convaincra d'avoir préféré les hommes à Dieu , et la gloire du monde à celle qu'il nous prépare.
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