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INSTITUTIONS DE CASSIEN
TRADUITES
PAR E. CARTIER
PARIS
LIBRAIRIE POUSSIELGUE FRÈRES
RUE CASSETTE, 27
1872
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LIVRE VII : DE L'AVARICE
1. Causes de l'avarice.
Notre troisième ennemi est l'avarice ou l'amour de l'argent. Cette guerre est extérieure et ne vient pas de notre nature. Son principe véritable, dans un religieux, est la lâcheté ou la corruption de l'esprit, l'imperfection du premier renoncement et la tiédeur de l'amour envers Dieu. Les tentations des autres vices sont comme inhérentes à la nature humaine ; elles semblent naître avec nous, se développer avec notre corps, et devancer en nous le discernement du bien et du mal; mais, quoiqu'elles s'attaquent à l'homme dès son enfance, il peut en triompher cependant par de longs efforts.
2. Combien l'avarice est une maladie dangereuse.
La maladie de l'avarice, au contraire, se développe plus tard; elle est comme étrangère à l'âme, qui pourrait d'abord s'en défendre facilement et la mépriser,
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mais si on la néglige, si on la laisse pénétrer une fois dans le coeur, elle devient plus dangereuse que les autres et plus difficile à guérir ; elle devient une racine de tous les maux qui porte bientôt les fruits de tous les vices.
3. Utilité des penchants naturels.
Ne voyons-nous pas les premiers mouvements de la chair se manifester dans les enfants qui, non-seulement ne connaissent pas encore le bien et le mal, mais qui sont même à la mamelle? Ces innocents éprouvent déjà les prémices de la concupiscence, et montrent que ces excitations sont inhérentes à leur nature. Ne voyons-nous pas aussi la colère agiter les petits enfants avant qu'ils puissent savoir ce que c'est que la patience? ne sont-ils pas troublés par les injures, et trop sensibles aux paroles qu'on leur dit en riant et aux reproches qu'on leur adresse? Souvent même , quoique les forces leur manquent, ne veulent-ils pas se venger et satisfaire leur colère?
Je ne dis pas cela pour accuser la nature; mais je ferai remarquer seulement que parmi les mouvements qui sont en nous, les uns peuvent y être mis pour notre bien, les autres peuvent nous venir du dehors par la faute de notre négligence ou de notre volonté coupable. Car les mouvements de la chair, dont j'ai parlé, ont été mis en nous par la providence du Créateur pour servir à la propagation du genre humain, mais non pas pour commettre les crimes et
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les adultères, que la loi de Dieu condamne. Les mouvements de la colère peuvent aussi nous être utiles , si nous les tournons contre nos vices et nos erreurs, pour mieux nous appliquer ensuite à la pratique des vertus et aux exercices spirituels, en témoignant plus d'amour pour Dieu et de patience pour nos frères. La tristesse a aussi son utilité , quoiqu'elle soit comptée parmi les vices, quand elle s'égare dans son objet. La tristesse qui vient de la crainte de Dieu est aussi nécessaire que celle qui vient du monde est nuisible. L'Apôtre nous l'apprend : « La tristesse qui est selon Dieu, dit-il, fait faire pénitence et assure le salut; mais la tristesse du monde cause la mort. » (II. Cor., VII, 10.)
4. Il ne faut pas accuser Dieu des vices qui sont en nous.
Pouvons-nous reprocher au Créateur d'avoir mis en nous ces mouvements, si nous en abusons en nous en servant pour le mal ; si nous voulons nous attrister pour des choses inutiles et passagères, au lieu de le faire par pénitence et pour corriger nos vices; si, malgré la défense de Dieu, nous sommes irrités contre nos frères, au lieu de l'être utilement contre nous-même ? Le fer qui a été préparé pour un bon usage peut servir à commettre un crime. Accuserons-nous celui qui l'a forgé, si quelqu'un emploie au meurtre l'instrument qui était destiné aux usages et aux nécessités de la vie ?
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5. Il y a des vices qui sont étrangers à notre nature.
Nous disons cependant qu'il y a des vices qui n'ont pas en nous des principes naturels, mais qui viennent seulement d'une volonté mauvaise et corrompue : l'envie, par exemple , et l'avarice , qui ne trouvent aucun germe dans notre nature, mais qui nous viennent d'une cause extérieure. Autant ces vices sont faciles à éviter et à détruire dès l'origine , autant l'âme a de peine à s'en délivrer lorsqu'elle en est possédée, et il est presque impossible de trouver des remèdes pour en guérir. Et n'est-ce pas justice pour ceux qui se sont laissé blesser par des ennemis qu'ils auraient pu si facilement éviter ou vaincre. Quand on néglige ainsi les fondements, on est indigne d'élever l'édifice des vertus et d'arriver au sommet de la perfection.
6. Qu'il est difficile de chasser l'avarice une fois qu'on s'en laisse posséder.
Que personne ne méprise cette maladie de l'avarice. S'il est facile de s'en préserver d'abord, une fois qu'on en est atteint, il est bien difficile d'en guérir; elle devient le foyer de tous les vices, la racine de tous les maux , le levain d'une incroyable malice. L'Apôtre le dit : « La racine de tous les maux est la cupidité, c'est-à-dire l'amour de l'argent. » (I. Tim., VI, 10.)
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7. Comment s'engendre l'avarice, et quels maux elle produit.
Quand cette passion s'empare d'un religieux qui est tiède et relâché, elle le tente d'abord en de petites choses; elle lui présente les motifs, justes et raisonnables en apparence, qu'il a pour conserver ou gagner un peu d'argent. Ce qu'on lui donne au monastère n'est pas suffisant, et la santé la plus robuste aurait peine à s'en contenter. Que ferait-il, s'il devenait malade et s'il ne s'était pas réservé quelque moyen de se soutenir? Le secours qu'on donne est bien peu de chose, et on néglige toujours beaucoup les malades. Si on ne peut rien alors pour sa santé, il faudra donc mourir de misère. Et le vêtement aussi est-il suffisant, quand il est impossible d'y rien ajouter?
Pourra-t-il enfin toujours demeurer dans le même lieu et le même monastère? Et s'il ne se procure pas les frais du voyage et de quoi payer sa place sur un vaisseau, il ne pourra s'en aller quand il le voudra. Il sera forcé, par le manque d'argent, de mener une vie laborieuse et misérable, sans faire aucun progrès dans la vertu; il sera toujours pauvre, manquant de tout et recevant les reproches de ceux qui le soutiendront.
Quand l'avarice lui a soufflé ces pensées, il cherche comment il pourra gagner seulement quelques deniers. Il s'applique alors, à l'insu de l'abbé, à quelque ouvrage lucratif; il le vend secrètement, et l'argent qu'il a reçu l'excite à en gagner davantage. Il
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s'inquiète du lieu où il le cachera, de la personne à laquelle il le confiera; puis il se tourmente l'esprit pour savoir ce qu'il achètera, et comment il le doublera en le faisant rapporter. S'il a le malheur de réussir, la soif de l'or augmentera toujours; plus il gagnera, plus il voudra gagner. L'argent nourrira son avarice, sa rage d'avoir.
Il se promet alors une longue vie; il se voit courbé par la vieillesse et tourmenté par toutes sortes d'infirmités, et il se dit qu'il ne pourra jamais les supporter s'il n'amasse pas beaucoup pendant sa jeunesse. Cette âme infortunée est enlacée par l'avarice comme par un serpent; et pendant qu'elle s'agite pour augmenter ce trésor si mal acquis , par des moyens plus coupables encore, sa passion s'enflamme toujours davantage. L'avare ne songe plus en lui-même qu'à gagner de l'argent pour échapper plus promptement à la règle du monastère, et rien ne l'arrête dès qu'il peut espérer quelque profit. Pour cela, le mensonge, le parjure et le vol ne lui font point horreur; il ne craindra pas de manquer à sa parole ou de se mettre en fureur, s'il est trompé par quelqu'un. Comment l'honnêteté, l'humilité pourraient-elles le retenir ; puisque l'espoir du gain est tout pour lui? L'or est son Dieu, comme le ventre est celui des autres. Aussi l'Apôtre, en voyant les effets pernicieux de cette passion, ne déclare pas seulement qu'elle est la racine de tous les maux, mais qu'elle est une véritable idolâtrie : « Faites mourir l'avarice, qui est un culte des idoles. » (Col., III, 5.)
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Vous voyez à quels maux conduit, par degrés, cette rage de posséder, puisque l'Apôtre l'appelle une idolâtrie. A cette image de Dieu qu'il devait conserver sans tache dans son coeur, en le servant avec amour, l'avare préfère les figures que les hommes font avec de l'or; il les aime plus que Dieu même.
8. A quelles vertus s'oppose l'avarice.
Après de tels progrès dans le mal, le religieux abandonne l'humilité, la charité, l'obéissance. Il ne songe plus à la vertu et ne cherche pas même à en conserver l'apparence. Il s'indigne de tout; il se plaint et murmure de tout ce qu'on lui fait faire; il n'a de respect pour personne, et ressemble au cheval indompté qu'on ne peut arrêter sur le bord de l'abîme. La nourriture et le vêtement ordinaire ne sauraient lui suffire, et il déclare qu'il ne supportera pas plus longtemps de pareilles choses; que Dieu n'est pas seulement dans le monastère, et qu'il peut bien faire son salut ailleurs; il prétend même que, s'il ne s'en va promptement, sa perte est assurée.
9. Le religieux qui possède de l'argent ne peut rester dans un monastère.
Dès que ce religieux a l'argent nécessaire pour son voyage, il lui semble qu'il a des ailes pour voler, et il est toujours prêt à partir. Il répond avec insolence à tout ce qu'on lui commande ; il se regarde comme un étranger, un voyageur, et il néglige et méprise
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tout ce qui pourrait servir à le corriger. Quoiqu'il ait de l'argent caché, il se plaint de n'avoir pas de chaussures et de vêtement, et il s'indigne de ce qu'on tarde à lui en donner. S'il s'aperçoit que le supérieur en fait donner, avant lui , à quelque frère qui en a le plus grand besoin , il entre dans une violente colère, et s'imagine qu'on le traite comme un étranger. Il ne se contente pas de ne se prêter à aucun ouvrage , mais il critique tout ce qui se fait dans le monastère, même les choses les plus utiles et les plus nécessaires ; il recherche avec soin toutes les occasions de se plaindre et de se mettre en colère, afin de ne pas paraître quitter sans motif la communauté. Mais comme il craint, s'il part seul, qu'on ne pense qu'il y ait de sa faute , il tâche d'en entraîner d'autres par ses cabales secrètes et ses murmures. Si la rigueur du temps , les difficultés de la route ou de la navigation le retiennent prisonnier, ses retards le contrarient, mais il ne cesse d'intriguer et d'exciter les mécontentements. C'est en accusant et en déshonorant son monastère qu'il veut excuser son départ et son inconstance.
10. Comment l'avare devient l'esclave du travail.
Son argent l'agite et le brûle de plus en plus; car un religieux qui en possède ainsi, ne peut rester dans un monastère ou vivre soumis à sa règle. Sa passion, comme une bête féroce, le sépare du troupeau, et, quand il est isolé de ses frères, il lui est
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facile d'en faire sa proie. Lui qui refusait de faire les ouvrages les moins pénibles, l'avarice le force maintenant de travailler, nuit et jour, dans l'espoir de gagner quelque chose. Elle ne lui permet plus de prier avec les autres, de jeûner, de veiller régulièrement, et elle lui interdit les occupations honnêtes qui pourraient lui être utiles ; il faut satisfaire sa rage de posséder, et pourvoir à tous ses désirs. Il active le feu de son avarice, qu'il croit éteindre en acquérant davantage.
11. L'avarice fait rechercher la société des femmes.
Bien des religieux se sont perdus pour toujours dans cet affreux abîme. Non contents de posséder ce qu'ils n'avaient jamais eu dans le monde, ou ce qu'ils s'étaient réservé par un acte coupable , ils cherchent à se lier avec des femmes qui pourront leur garder cet argent, qui ne devrait pas être en leur possession. Ils s'embarrassent dans des affaires si pénibles et si fâcheuses , qu'ils semblent déjà tombés en enfer. Au lieu de suivre les conseils de l'Apôtre, en se contentant de la nourriture et du vêtement que leur fournit le monastère, ils ont voulu devenir riches, et ils tombent dans la tentation, dans les piéges du démon, dans ces désirs nombreux, inutiles et nuisibles, qui conduisent les hommes à la mort et à la perdition ; car l'amour de l'argent est la racine de tous les maux, et ceux qui l'ont s'égarent dans la foi et se livrent à des douleurs sans nombre. (I. Tim., VI, 9, 10.)
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12. Réponse insolente d'un religieux avare.
Je connais quelqu'un qui se croit religieux, et qui, ce qui est plus triste encore, se flatte d'être parfait. Il a été reçu dans un monastère, et son supérieur l'avertissait de ne plus penser aux choses qu'il avait abandonnées, et de fuir les embarras du monde et l'avarice, qui est la racine de tous les maux. Il lui disait que, s'il voulait se purifier de ses anciennes passions, qui paraissaient le tourmenter encore cruellement et continuellement, il fallait cesser d'aimer ce qu'il ne possédait pas même autrefois, parce que ses désirs l'empêcheraient certainement de se corriger de ses défauts. Cet homme le regarda avec insolence, et ne craignit pas de lui répondre : « Puisque vous avez de quoi nourrir tant de monde, comment me défendez-vous d'avoir aussi quelque chose? »
13. Les anciens doivent faire connaître aux jeunes religieux le danger des vices.
Que personne ne trouve ce que je dis mauvais ou superflu. Si on n'expose pas d'abord les différentes sortes de maladies, si on n'explique pas leur origine et leurs causes , il sera impossible de donner les bons remèdes aux malades et de conserver la santé de ceux qui se portent bien. Les supérieurs parlent ainsi et en disent bien davantage pour instruire les novices dans leurs conférences, parce qu'ils savent par expérience
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dans combien de fautes tombent les religieux. Leurs explications et leurs avertissements nous font souvent reconnaître en nous les mêmes passions qui nous tourmentent, et nous nous en guérissons sans en recevoir de honte, parce que nous apprenons en même temps les causes et les remèdes de nos défauts secrets, dont nous n'aurions pas osé parler par crainte de nos frères. Mais il faut se borner, de peur que si ce livre tombait entre les mains de personnes peu avancées, elles n'y trouvent des choses qui ne conviennent qu'à ceux qui s'efforcent et se hâtent d'atteindre la perfection.
14. Il y a trois sortes d'avarice.
Il y a trois sortes d'avarice, pour lesquelles nos Pères ont une égale horreur. La première, dont nous avons déjà parlé, est celle qui égare les malheureux religieux, en leur persuadant d'amasser des biens qu'ils ne possédaient pas même dans le monde. La seconde est celle qui les pousse à reprendre les biens auxquels ils avaient renoncé d'abord. La troisième est celle qui ne leur permet pas de se dépouiller entièrement de leur fortune, parce que leur détachement des choses de ce monde n'est pas parfait, dès le principe, et qu'ils redoutent, pour l'avenir, les privations de la pauvreté. Cet argent ou les choses qu'ils se réservent et qu'ils devraient abandonner, les empêcheront toujours d'atteindre la perfection évangélique.
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Nous trouvons, dans les saintes Écritures, des exemples des ces trois chutes qui ont été rigoureusement punies. Giezi voulut acquérir des biens qu'il ne possédait pas auparavant, et non-seulement il ne mérita pas d'obtenir le don de prophétie qu'il pouvait espérer, comme un héritage de son maître, mais, au contraire, il fut condamné par la malédiction d'Élisée à une lèpre incurable. (IV Reg., V, 23.) Judas voulut reprendre l'argent qu'il avait méprisé en suivant le Christ , et non-seulement il perdit, par sa trahison, la dignité d'apôtre, mais il ne mérita pas même une mort naturelle, et termina sa vie par un suicide. Enfin Ananie et Saphire, pour avoir gardé une partie des biens qu'ils possédaient, furent punis de mort par l'organe de Pierre.
15. Le renoncement imparfait est un renoncement inutile.
Pour ceux qui disent avoir renoncé au monde et qui se défient ensuite de la Providence, et craignent de se dépouiller des richesses de la terre, voici ce que recommande le Deutéronome : « Si quelqu'un tremble et a le coeur timide , qu'il ne parte pas pour la guerre, mais qu'il s'en aille et retourne à la maison , de peur qu'il ne communique aux coeurs de ses frères la crainte qu'il éprouve lui-même. » (Deut., XX, 8.) Quoi de plus clair que ce passage? N'est-il pas évident qu'il vaut mieux ne pas embrasser une profession et usurper un nom, pour éloigner ensuite les autres de la perfection évangélique, par ses paroles
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et ses mauvais exemples, en affaiblissant leur courage? Il est commandé à ces lâches de s'éloigner du combat, de retourner à leur maison, parce que celui qui a le coeur timide est impropre aux combats du Seigneur : « L'homme qui a l'esprit partagé est inconstant dans ses voies. » (S. Jacq., I, 8.) Qu'il fasse comme ce roi de l'Évangile qui s'avance avec dix mille hommes, contre un autre qui en a vingt mille. (S. Luc, XIV, 31.) Qu'il comprenne qu'il ne peut résister à l'ennemi et qu'il demande la paix, lorsqu'il est encore loin, c'est-à-dire qu'il ne s'engage pas dans la voie du renoncement, pour la suivre ensuite avec tiédeur et s'y perdre malheureusement. « Il vaut mieux ne rien promettre , que promettre et ne pas tenir. » (Ecclés., V, 4.) Il est bien dit que l'un vient avec dix mille hommes, et l'autre avec vingt mille, car le nombre des vices qui nous combattent est plus grand que celui des vertus qui nous défendent.« Personne ne peut servir à la fois Dieu et les richesses.» (S. Matth., VI, 24.) «Et celui qui met la main à la charrue, et qui regarde en arrière, n'est pas propre au royaume de Dieu. » (S. Luc, IX, 62.)
16. Comment ceux qui ne veulent pas se dépouiller de leurs biens colorent leur avarice.
Il y en a qui cherchent à justifier leur retour à l'avarice par l'autorité de la sainte Écriture; ils interprètent mal les paroles de l'Apôtre ou plutôt de Notre-Seigneur; ils les altèrent et les plient à leurs désirs , parce que ce n'est pas leur vie et leur esprit
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qu'ils veulent soumettre aux sens de l'Écriture, c'est la vérité qu'ils voudraient violenter pour servir leur passion et prouver leurs erreurs. Ils disent qu'il est écrit : « Il est plus heureux de donner que de recevoir. » (Act., XX, 35.) Et ils s'imaginent, par une interprétation coupable , affaiblir cette parole du Christ : « Si vous voulez être parfait, allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-en le prix aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel : venez ensuite et suivez-moi. » (S. Matth., XIX, 21.) Ils prétendent, sous ce prétexte, qu'ils ne doivent pas abandonner leurs richesses, puisqu'ils seront plus heureux de se servir de leurs biens pour soulager les autres de leur superflu. Ils rougissent d'embrasser avec l'Apôtre une pauvreté glorieuse pour l'amour du Christ, et ils ne veulent pas se contenter du travail de leurs mains et de la vie simple du monastère. Leur seule chance de salut est de reconnaître qu'ils se trompent eux-mêmes et qu'ils ne renoncent pas au monde , tant qu'ils restent attachés à leurs biens. S'ils désirent réellement et sincèrement pratiquer la vie religieuse, ils doivent tout rejeter et mépriser sans rien réserver de ce qu'ils ont abandonné, pour pouvoir se glorifier, comme l'Apôtre, dans la faim et la soif, dans le froid et la nudité. (II Cor., XI, 27.)
17. Du renoncement des Apôtres et des premiers chrétiens.
Saint Paul ne pouvait-il pas vivre de ses anciens biens, puisqu'il prouve qu'il n'avait pas une position
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obscure dans le monde, en déclarant que, par sa naissance, il avait l'honneur d'être citoyen romain (Act., XXII, 27 )? et il l'eût fait s'il l'eut jugé plus facile pour arriver à la perfection.
Ceux qui, à Jérusalem , possédaient des champs , des maisons, les vendaient et en apportaient le prix aux pieds des disciples, sans rien se réserver (Act., IV, 34) ; ne pouvaient-ils pas subvenir eux-mêmes à leurs besoins, s'ils n'avaient jugé plus parfait le contraire, et s'ils ne l'avaient trouvé plus utile par leur propre expérience. Ils préféraient renoncer à tout et ne plus vivre que de leur travail et des aumônes étrangères. Saint Paul, en écrivant aux Romains , leur parle de ces aumônes qu'il est chargé de recueillir, et il provoque adroitement leur générosité, en disant : « Je vais maintenant à Jérusalem pour assister les saints ; car ceux de Macédoine et d'Achaïe ont bien voulu faire une quête pour les saints de Jérusalem qui sont pauvres. Ils l'ont fait avec empressement, et c'était justice. Les nations qui ont eu part à leurs richesses spirituelles, ne doivent-elles pas les secourir dans leurs besoins temporels? » (Rom., XV, 26.)
Et lorsqu'il écrit aux Corinthiens il leur témoigne la même sollicitude pour les pauvres, et il les avertit de préparer, avant son arrivée, les aumônes qu'il désire leur envoyer : « Quant aux aumônes qu'on recueille pour les saints, faites ce que j'ai ordonné aux églises de Galatie. Que chacun de vous mette à part, le premier jour de la semaine, ce qu'il voudra bien donner, afin qu'on n'attende pas mon arrivée pour faire la
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quête. Et, lorsque je serai venu, j'enverrai, avec des lettres de recommandation , ceux que vous aurez choisis porter vos charités à Jérusalem. » (I Cor., XVI,1.) Et, pour que la quête soit plus abondante , il ajoute : « Si la chose mérite que j'y aille moi-même, ils viendront avec moi. » C'est-à-dire si vos offrandes sont assez considérables pour que je doive les accompagner. Dans son Épître aux Galates, lorsqu'il partageait avec les Apôtres le ministère de la prédication , il déclare qu'il a promis à Jacques, à Pierre et à Jean, de ne jamais, tout en prêchant les gentils, abandonner le soin des pauvres qui étaient à Jérusalem et qui avaient renoncé à tous leurs biens, à cause du Christ, pour embrasser la pauvreté volontaire. « Et comme ils voyaient, dit-il, la grâce de Dieu qui m'était accordée, Jacques, Pierre et Jean, qui semblaient les colonnes de l'Église, nous donnèrent la main à Barnabé et à moi en signe d'union, et il fut convenu que nous prêcherions les gentils et qu'ils prêcheraient les circoncis. Ils nous recommandèrent seulement de ne pas oublier les pauvres, ce que j'ai eu grand soin de faire. » (Gal., II, 9.)
Quels étaient les plus heureux ceux qui, parmi les gentils, ne pouvaient atteindre la perfection , qui restaient attachés à leurs biens , et sur lesquels l'Apôtre croyait avoir beaucoup gagné, s'ils s'éloignaient du culte des idoles, de la fornication , du sang et de la chair étouffée, et s'ils croyaient au Christ, en gardant leurs richesses, ou bien ceux qui, pour obéir à l'Évangile, portaient chaque jour la croix du Maître,
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et ne voulaient rien garder de ce qu'ils possédaient?
Le bienheureux Apôtre lui-même, souvent empêché par les chaînes, la prison et les voyages de pourvoir à ses besoins, comme il en avait l'habitude, par le travail de ses mains, déclare qu'il a reçu des frères de Macédoine ce qui lui était nécessaire : « Les frères qui sont venus de Macédoine, ont pourvu à ce qui me manquait. » (II Cor., XI, 9.) Il écrit aussi aux Philippiens : « Vous savez, mes frères, qu'au commencement de ma prédication, lorsque je suis parti de Macédoine, nulle autre église ne m'a fait part de ses biens, et c'est vous seuls qui m'avez envoyé deux fois, à Thessalonique, ce dont j'avais besoin. » (Philip., IV, 1.5.) Les coeurs lâches qui interprètent si mal l'Écriture, croiront-ils que ces peuples étaient plus heureux que saint Paul, parce qu'ils l'assistaient de leurs biens? Quelqu'un serait-il assez déraisonnable pour oser le dire ?
18. Nous ne devons pas suivre le relâchement de notre époque, mais les exemples des Apôtres.
Si nous voulons obéir au précepte de l'Évangile et devenir les imitateurs de l'Apôtre, des chrétiens de la primitive Église , et des Pères qui ont donné , jusqu'à nos jours, l'exemple de toutes les vertus, ne nous arrêtons pas à ces interprétations qui nous promettent la perfection de l'Évangile dans un état de tiédeur et de relâchement, mais suivons les traces des vrais modèles. Veillons beaucoup sur nous-mêmes et
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embrassons la règle et l'esprit du monastère, en renonçant sincèrement au monde. Ne soyons pas infidèles et ne gardons rien de ce que nous avons méprisé. Ne comptons pas pour notre pain de chaque jour sur de l'argent conservé, mais gagnons-le par notre travail.
19. Belle sentence de saint Basile.
On rapporte un mot de saint Basile, évêque de Césarée, à un ancien sénateur qui avait la maladie dont nous parlons. Il se vantait d'avoir renoncé au monde ; mais il avait gardé quelque chose de ses biens, parce qu'il ne voulait pas gagner sa vie en travaillant et acquérir l'humilité véritable par la pauvreté , la fatigue et la soumission à ses supérieurs. « Vous avez cessé d'être sénateur, lui dit saint Basile, mais vous n'êtes pas devenu moine. »
20. Combien il est honteux de se laisser vaincre par l'avarice.
Si nous voulons triompher dans nos combats spirituels, il faut chasser cet ennemi dangereux de nos coeurs. S'il n'y a pas une grande gloire à le surmonter, il y a une grande honte à s'en laisser vaincre. Lorsque nous sommes terrassés par un ennemi puissant, nous souffrons de notre défaite et nous gémissons d'avoir perdu la victoire. Nous trouvons cependant une sorte de consolation, en pensant à la force de notre adversaire. Mais si l'ennemi est faible et le
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combat peu dangereux , la honte vient s'ajouter à la douleur de la défaite , et notre déshonneur est plus grand que notre perte.
21. Comment il faut résister à l'avarice.
Le moyen de remporter toujours la victoire est de ne jamais souiller sa conscience avec le moindre argent. Il est impossible que celui qui se laisse vaincre une seule fois par le plus petit désir en ce genre , et qui donne ainsi entrée à l'avarice dans son coeur, n'en ressente bientôt les plus violentes tempêtes. Le soldat de Jésus-Christ sera victorieux et tranquille, tant que l'ennemi perfide n'aura pas jeté en lui les germes de cette passion. Si, dans les autres vices , il faut prendre garde à la tête du serpent, c'est surtout pour celui-là qu'il faut redoubler d'attention. Car, dès qu'il sera introduit, il grandira de lui-même, et tout deviendra matière au plus terrible incendie. Il faut non-seulement ne pas posséder de l'argent, mais encore en bannir le désir et la pensée ; ce ne sont pas tant les effets de l'avarice qu'il faut éviter, que les convoitises qu'il faut déraciner. A quoi nous servirait de ne pas avoir de richesses, si nous avions le désir d'en posséder?
22. On peut être avare sans rien posséder.
Il est bien possible que celui qui n'a rien soit cependant tourmenté par l'avarice. A quoi sert
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d'embrasser la pauvreté, si l'on ne sait pas bannir les désirs coupables, si on aime les avantages du renoncement plus que le mérite de la vertu, et si on se contente de quelques privations qu'on ne supporte pas même avec courage ? L'Évangile nous apprend qu'on peut être pur de corps, et commettre cependant l'adultère dans son cœur. (S. Matth., V, 28.) De même, sans avoir le moindre argent, on peut, par ses convoitises , mériter la condamnation des avares. C'est l'occasion et non la volonté qui a manqué pour faire comme eux, et c'est toujours la volonté et non la nécessité que Dieu récompense. Appliquons-nous donc à ne pas perdre le fruit de nos peines. N'est-il pas déplorable de souffrir les épreuves de la pauvreté, et d'en détruire les mérites par la faute de notre volonté ?
23. Exemple de Judas.
Si vous voulez savoir combien cette malheureuse passion se développe et multiplie d'espèces de vices, si on ne la détruit pas entièrement, lorsqu'elle s'empare de nous, voyez Judas, qui avait été choisi pour apôtre: il a négligé d'écraser la tête du serpent, et il a été atteint de son venin mortel. Dans quel abîme l'avarice ne l'a-t-elle pas fait tomber, puisqu'elle lui a persuadé de vendre pour trente deniers d'argent le Rédempteur du monde , l'Auteur de notre salut? Il n'eût jamais commis une si odieuse trahison sans les tentations de l'avarice , et il ne se serait jamais rendu coupable d'un si grand sacrilège, s'il ne s'était pas
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habitué d'abord à garder quelque chose de l'argent qui lui était confié.
24. L'avarice ne peut être vaincue que par un entier dépouillement.
Cet exemple suffit pour montrer la tyrannie de cette passion. Dès qu'elle s'empare de l'âme, elle ne lui permet plus de garder aucune règle d'honnêteté, et de satisfaire par quelque chose la soif qui la dévore. Car ce ne sont pas les richesses qui apaisent l'avarice, c'est le dépouillement de tout qui peut la guérir. Judas peut-être avait été choisi pour garder l'argent destiné aux pauvres, afin qu'il fût arrêté dans ses désirs par l'abondance de ces aumônes ; mais ces richesses qui lui étaient confiées ne firent qu'enflammer sa convoitise, et il ne se contenta plus de dérober secrètement l'argent des pauvres, il alla jusqu'à vendre son divin Maître. Toutes les richesses de la terre sont incapables de contenter l'avarice.
25. De la mort d'Ananie, de Saphire et de Judas, causée par l'avarice.
Le Prince des Apôtres, instruit par cette expérience, reconnut que celui qui conserve quelque chose ne peut modérer son avarice et la satisfaire par de petites ou par de grandes sommes, et que c'est la seule vertu de la pauvreté qui pourra le guérir. Aussi Ananie et Saphire, dont nous avons parlé plus haut,
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furent-ils punis de mort parce qu'ils avaient gardé une partie de leurs biens. Ils moururent pour un mensonge que leur avait inspiré l'avarice, et Judas s'était lui-même donné la mort pour expier la trahison de son Maître. N'y a-t-il pas dans leurs crimes et leur châtiment une ressemblance? Dans Judas, l'avarice conduit à la trahison; dans les autres, elle produit la dissimulation. Le premier trahit la Vérité même; les seconds commettent un mensonge : et, quoique les effets de leurs actes soient différents, ils ont tous le même but. Celui-ci craint la pauvreté et veut re-prendre ce qu'il avait abandonné. Ceux-là, pour ne pas devenir pauvres, veulent garder une partie de leurs biens qu'ils devaient offrir aux Apôtres et distribuer entièrement à leurs frères. Ils sont tous punis de mort pour des crimes dont le principe a été l'avarice. Si une sentence si rigoureuse frappe ceux qui n'ont pas désiré le bien des autres, mais qui ont cherché à garder quelque chose du leur, qui n'ont pas pensé acquérir, mais qui ont voulu seulement conserver, que doit-on craindre pour ceux qui veulent amasser des richesses qu'ils n'avaient pas dans le monde, qui paraissent pauvres devant les hommes et qui seront trouvés malheureusement riches devant Dieu, à cause de leurs coupables désirs?
26. L'avarice est une lèpre pour l'âme.
Ces personnes contractent la lèpre de l'âme, comme Giezi eut la lèpre du corps pour avoir désiré des richesses
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périssables. Dieu en fit un exemple frappant qui montre que toute âme souillée par l'avarice est couverte de la lèpre de tous les vices, et devient impure et maudite devant lui.
27. La sainte Écriture prouve que le religieux ne doit plus rien désirer.
Si le désir de la perfection vous a fait tout quitter pour suivre le Christ qui vous a dit : « Allez, vendez tout ce que vous avez, donnez-le aux pauvres, et vous aurez un trésor dans le ciel; venez et suivez-moi » (S. Matth., XIX, 21), pourquoi, après avoir mis la main à la charrue, regardez-vous en arrière? (S. Luc, IX, 62.) Ne montrez-vous pas vous-mêmes, selon la parole du Seigneur, que vous n'êtes pas propre au royaume du ciel? Vous êtes montés sur le toit de l'Évangile, et vous en descendez pour prendre dans votre maison des choses que vous aviez d'abord méprisées. (S. Luc, XVII, 3.) Vous êtes dans le champ où s'exerce la vertu , et vous retournez vous revêtir des vêtements dont vous vous étiez dépouillés. Si vous étiez pauvres avant, si vous n'aviez rien à quitter, vous devez bien davantage ne pas acquérir ce que vous n'avez jamais possédé. La grâce de Dieu vous avait prévenus, et vous pouviez plus facilement venir à lui, puisque vous n'étiez pas enchaînés aux richesses de ce monde.
Ce que je dis cependant ne doit pas décourager le pauvre , personne ne l'est au point qu'il n'ait rien à
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quitter. On renonce à tous les biens du monde , lorsqu'on arrache de son coeur le désir de les posséder.
28. On ne triomphe de l'avarice qu'en se dépouillant de tout.
La victoire complète sur l'avarice consiste à ne garder aucun désir qui serait comme un feu caché dans notre coeur, bien persuadés que jamais nous ne pourrons parvenir à l'éteindre, si nous en conservons en nous la moindre étincelle.
29. En quoi consiste le dépouillement religieux.
Le seul moyen de conserver sans tache la vertu qui lui est opposée, est, selon saint Paul, quand nous sommes dans un monastère , de nous contenter d'avoir la nourriture et le vêtement. (II Tim., VI, 8.)
30. Remèdes contre l'avarice.
N'oublions pas la punition d'Ananie et de Saphire, et craignons de nous réserver quelque chose des biens auxquels nous avons promis de renoncer entièrement. Que l'exemple de Giezi nous fasse aussi trembler, et, puisque la honte d'une lèpre inguérissable a châtié son avidité coupable, gardons-nous d'acquérir des biens que nous n'avons pas possédés. Redoutons également le crime et la mort de Judas, et ne nous attachons en aucune manière à l'argent, une fois que nous l'avons méprisé.
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Considérons, par-dessus tout, la triste condition de notre nature faible et incertaine, et veillons pour que le jour du Seigneur ne nous surprenne pas comme un voleur pendant la nuit et ne nous trouve la conscience souillée, ne fût-ce que d'une obole. Nous perdrions tout le fruit de nos sacrifices, et nous mériterions d'entendre ce reproche que Dieu fait au riche dans l'Évangile : «Insensé, cette nuit on te redemandera ton âme! A qui sera donc ce que tu as gardé. » (S. Luc, XII, 20.) Ne nous inquiétons donc jamais du lendemain, et ne nous laissons jamais détourner de la règle du monastère.
31. Un religieux ne peut vaincre l'avarice qu'en restant dans son monastère, et en pratiquant la patience.
Nous ne pourrions y parvenir et persévérer, même dans l'obéissance , si nous ne nous affermissions d'abord dans la patience qui a l'humilité pour unique principe. L'humilité ne blesse jamais personne, et la patience supporte généreusement le mal que lui font les autres.
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